Les idéologies technicistes liées aux réseaux Internet, formulées en SIC dans les années 1990[1], ont été critiquées et confinées à la théorie sociologique de l' « imaginaire » d'Internet[2] - ce que nous expliquons par la prééminence des théories de la sociologie des médias[3] et de l'objet télématique[4] dans l'observation des nouvelles pratiques communicationnelles des réseaux numériques dans les deux premières décennies des SIC. Si cette critique est valide, elle a eu pour effet de porter un voile d'ombre sur la genèse socio-technique d'Internet en France en oubliant la contribution des ingénieurs français au déploiement des réseaux informatiques plus d'une décennie auparavant. La construction et l'utilisation d'Internet avant le Web n'ont ainsi que très peu reçu d'attention, puisque le regard des SIC sur l'objet réseau informatique s'est cristallisé à partir du « point zéro » du mitan des années 1990, c'est-à-dire le moment de transition d'une « république des informaticiens » (un Internet dominé par les usages scientifiques et ingénieurs) à un Internet généraliste, accueillant des usagers aux profils socio-professionnels et aux motivations plus variées[5]. Cependant, en deçà de la pensée technique triomphante de l'ingénierie appliquée aux TIC numériques, des « réseaux de co-opération » [6] où la pratique technique traduit des processus de différenciation sociale en termes d'innovation, d'identité et d'organisation, existent dans la genèse de l'Internet français au sein de zones grises mal connues.
Nous proposons d'éclairer cette part d'ombre de la genèse socio-technique d'Internet en France par une approche communicationnelle de la construction des TIC des réseaux Internet, en prenant comme point d'entrée la communication de groupe : une communication ciblée sur des collectifs partageant une même identité socio-professionnelle, à savoir ici des ingénieurs s'intéressant à l'interconnexion des réseaux informatiques – plus particulièrement des collectifs d'utilisateurs des machines Unix empreints de philosophie hacker et de libéralisme informationnel[7] hérités de leurs homologues américains.
Tout d'abord, nous revenons à la genèse des premières communications internationales via réseaux informatiques de type Internet (mailing et Usenet) au tout début des années 1980. Nous constatons que si certains des discours d'accompagnement pour la promotion et le développement de ces technologies abritent les premiers ferments utopiques démocratiques (l'ouverture de Usenet à une « population générale des informaticiens », en contrepoint à la « république » élitiste du réseau Arpanet), ce n'est pas avant la décennie suivante, alors que ces réseaux pionniers périclitent à la faveur du succès du Web, qu'ils sont formalisés clairement comme une idéologie techniciste du progrès social induit par la communication technique. A l'heure de la construction du réseau (importation des machines et des programmes, coordination des protocoles, etc.), c'est une logique de coopération qui prime. La communication humaine vient vérifier (dans une sorte de feedback positif) l'effectivité de la communication technique (on le verra à travers les « cartes logiques » de Usenet qui accompagnent de manière performative l'avancée du réseau à travers le monde). En ceci, l' « objet-réseau » est déterminant non pas tant pour les usages qu'il va induire ou non, mais parce qu'il est le fruit d'une co-opération, ou d'une interobjectivation[8], c'est-à-dire d'un processus de reconnaissance des identités socio-professionnelles (en cours de construction, entre la recherche et le support informatique) autour d'un objet technique commun. Sans réductionnisme technique ni analogisme abusif entre communication humaine et technique, nous montrons que ces acteurs traitent les deux aspects de manière concomitante parce que cela crée de l'auto-référence (à cette époque la communication humaine sur les réseaux techniques identifie un profil socio-professionnel) mais aussi de la récursivité : la communication humaine, à l'origine greffe fonctionnelle sur les réseaux d'ordinateurs, finit par donner forme au réseau informatique en (ré)inventant certains de ses protocoles et applications (c'était déjà le cas pour la messagerie électronique), voire devenir sa finalité. En ceci, nous décrirons Usenet comme l'un des tout premiers réseaux sociaux informatisé, à l'avant-garde de l'arrivée d'Internet en France (la première connexion officielle aux réseaux TCP-IP se faisant en 1988 à l'INRIA), et l'un des lieu de la conversation en réseau les plus fréquentés jusqu'à l'arrivée du Web.
Si le déploiement des réseaux Internet n'est que peu orienté usages dans la pratique (même s'il l'est dans une grande mesure dans le discours), c'est parce qu'il prend pied dans une culture d' « utilisateurs » des machines (informaticiens ou habitués d'un type de machines), dont nous éclairerons le rôle social que ces techniciens ont pu jouer dans l'organisation et l'administration non institutionnelle de ces réseaux de TIC. A la fois ignorés et empêchés par les institutions qui les encadrent (ces ingénieurs travaillant au support informatique des laboratoires d'informatiques dans les universités et centres de recherche), ces collectifs ont recours à des infrastructures internationales relativement indépendantes des structures nationales. Le flou organisationnel et juridique entretenu par une association comme Fnet (la branche française de l'organisation Eunet, qui administre les réseaux Unix et Usenet jusqu'au début des années 1990) crée des effets négatifs et positifs : une tendance à la centralisation et au monopole de la fourniture d'accès aux réseaux Internet avant les FAI commerciaux, mais aussi la création d'une culture de l'autonomie socio-technique qui donnera lieu, dès le début des années 1990, aux mouvements citoyens de l'Internet militant[9]. On peut arguer que ces associations ont contribué à la construction d'une « démocratie technique » de l'Internet[10], même si l'effectivité politique de cette dernière reste encore à démontrer.
En définitive, notre contribution vise à montrer l'importance des études rétrospectives sur les réseaux informatiques de communication pré-Web, et ceci pour plusieurs raisons. Tout d'abord, afin de mieux identifier les acteurs porteurs d'une idéologie et les situer dans une contexte social spécifique : à ce titre, les collectifs étudiés ont une importance mineure et marginale dans le paysage français, même s'ils sont à l'avant-garde des innovations américaines et préparent le terrain au succès technologique et idéologique (l'on pourrait dire « rétiologique », d'après l'expression de Musso : l'idéologie des réseaux[11]) d'Internet une décennie plus tard. Ensuite, mieux comprendre comment la communication vient à la machine et vice-versa dans le développement des TIC de la famille Internet, dans une trajectoire différente des grandes politiques d'équipement des télécommunications françaises, trajectoire qui ne permet que partiellement de comprendre le succès des réseaux numériques par la suite. Enfin, mettre au jour les organisations socio-techniques et organisationnelles de l'ombre, qui travaillent de manière souterraine à créer des nouvelles dynamiques sociales dans les rapports entre technologies et société. Avec cette contribution SIC sous un éclairage historique, nous espérons pouvoir travailler à montrer comment Internet devient média : comment les médiations via les réseaux informatiques technisent le social et socialisent la technique, comment les premiers collectifs se construisent comme collectif, puis public voire audience avant que le grand public n'atteigne Internet, et enfin comment à travers de relations complexes avec les institutions, Internet se médiatise et devient un enjeu de société.
[1] chez Pierre Lévy par exemple.
[2] P. Flichy, L'imaginaire d'Internet, Paris : La Découverte, 2001.
[3] J. Jouët, « Retour critique sur la sociologie des usages », in Réseaux, vol. 18, n°100, pp.487-521, 2000.
[4] Résultat de la bataille entre les télécommunications et l'ingénierie informatique se terminant dans l'adoption du réseau national Transpac en 1978 V. Schafer, La France en réseaux, Nuvis, 2012
[5] Cf. le numéro 77 de la revue Réseaux dirigé par Patrice Flichy (« Les usages d'Internet », mai-juin 1996) dont l'article de F. Carmagnat, « Une société électronique technicienne face à l'élargissement du réseau. Les usages d'Internet dans un centre de recherche », qui parle ainsi de « point zéro » à propos du moment de l'élargissement des usages au-delà des « usages ciblés » des ingénieurs informaticiens.
[6] En référence à l'étude de Dominique Boullier sur les cibistes (par exemple « Quand communiquer, c'est co-opérer », in Le Bulletin de l'IDATE, dossier « Interactivité(s) », juillet 1985, n°20).
[7] B. Loveluck, La liberté par l'information : généalogie politique du libéralisme informationnel et des formes de l'auto-organisation sur Internet, thèse en études politiques, EHESS, 2012
[8] O. Voirol, « La lutte pour l'interobjectivation. Remarques sur l'objet et la reconnaissance », in E. Ferrarese (dir.), Qu'est-ce que lutter pour la reconnaissance? Lormont: Édition Le Bord de l'Eau, 166–186, 2013.
[9] C'est en 1994-1995 que ce militantisme commence à se faire entendre dans les médias, renforçant sa visibilité à la faveur des premières tentatives gouvernementales pour légiférer sur les contenus Internet.
[10] M. Callon, P. Lascoumes, Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris, Le Seuil, 2001.
[11] P. Musso, Critique des réseaux, Paris : PUF, 2003.
- Présentation