Le numérique au musée : itinéraire d'une nécessaire et fructueuse dépossession.
Nous nous proposons de prolonger ici le tandem de l'enseignant–chercheur et du conservateur de musée formé lors d'un travail antérieur[1] sur une relecture du Musée Imaginaire de Malraux, considéré dans son rapport à la photographie comme une prémonition des apports du numérique au musée.
Le numérique pourrait-il être une réponse à l'incomplétude du musée et par quelles médiations ?
Dans la perspective de creuser les pistes sur lesquelles avait débouché cette recherche antérieure, de valider les hypothèses présentées ici, nous mènerons plusieurs études de terrain : Musée du Quai Branly, Musée des Arts décoratifs, La Maison Rouge, Musée de la Photographie de Bièvres.
Après avoir redessiné les aspects majeurs de cette incomplétude du musée, c'est donc l'idée de repartir du constat d'une dépossession originelle fructueuse – en trois actes- dont procèderait la constitution de tout musée, qui nous intéresse, pour comprendre comment le numérique peut s'en nourrir et enrichir notre approche du musée ou la pervertir.
1-L'incomplétude du musée
L'incomplétude du musée est le fruit d'une première dépossession fondatrice. C'est précisément le propos que tient Malraux quand il évoque à la fois l'incomplétude des musées, aussi riches soient-ils, et l'arrachement à leur contexte qu'ils font subir aux œuvres. « Là où l'œuvre n'a plus d'autre fonction que d'être œuvre d'art, à une époque où l'exploitation artistique du monde se poursuit, la réunion de tant de chefs-d'œuvre, d'où tant de chefs-d'œuvre sont absents, convoque dans l'esprit tous les chefs d'œuvre. Comment ce possible mutilé n'appellerait-il pas tout le possible ? »[2]
Or, ce possible mutilé, la réalité virtuelle peut prétendre nous le restituer. Le numérique réintroduirait un ensemble dont le musée est privé, en nous donnant dans ses murs les moyens technologiques de le convoquer. La médiation par le numérique au musée du Quai Branly en est un bon exemple. Nous l'analyserons.
Ainsi, Le Musée imaginaire, tel que Malraux le définit, intègre à l'infini et en même temps s'ouvre à l'infini de la confrontation.
Mais cet infini, plus philosophique que réel chez Malraux, dont le musée nous fait rêver –et précisément ce rêve est à protéger- n'est-il pas, si l'on n'y prend garde, redoutablement concurrencé, remplacé par le substitut numérique qui lui ressemble ?
2-Une jouissance détachée de la possession
Comme le montre également Malraux, le musée - et ce que rend possible la représentation photographique des œuvres - nous a habitués à une relation intellectuelle avec l'art, détachée de toute possession, de toute frustration.
« Nous ne possédons pas les œuvres dont nous admirons la reproduction (presque toutes se trouvent dans des musées), et nous savons que nous ne les possèderons jamais, que nous n'en possèderons jamais de semblables. Elles sont nôtres parce que nous sommes artistes, comme les statues de saints médiévales appartenaient au peuple fidèle parce qu'il était chrétien(...) cette indifférence à la possession, qui, pour nous, délivre l'œuvre d'art de son caractère d'objet d'art, nous rend plus sensibles que les amateurs d'objets d'art à la présence de l'accent de création (...) Le monde des photographies n'est que le serviteur du monde des originaux sans doute ; pourtant moins séduisant ou moins émouvant, beaucoup plus intellectuel, il semble révéler au sens qu'à ce mot en photographie, l'acte créateur. »[3]
Nous rapprocherons cette clairvoyance sur l'essentiel de ce dont procède une appropriation personnelle, et nous analyserons, sur le terrain des musées, les moyens de sa mise en œuvre, soit le pourquoi et le comment - qui reste encore à inventer le plus souvent - associer les technologies du numérique à une pédagogie non seulement de l'information mais de l'acte créateur.
3- Une dépossession hiérarchique : le partage des compétences
Avec les technologies du numérique, la dématérialisation de la relation à l'œuvre s'accentue tandis que le musée se pense désormais pour donner réellement et virtuellement au visiteur à regarder, à s'interroger, à interpréter, à interagir, à détourner, à s'approprier, à partager.
Cette énumération reprend les objectifs constamment affichés dans les projets les plus innovants des technologies du numérique au musée, tels Muséomix dont on analysera la troisième édition de novembre 2013 notamment aux Musée des Arts décoratifs.
Dans ce contexte d'interactivité généralisée, la question de « l'œuvre ouverte », prend une dimension particulière qu'il nous appartiendra de définir.
Comment fixer, stabiliser, cette disponibilité infinie et fructueuse de l'œuvre à toute transformation ? Cette liberté totale d'appropriation doit- elle être confondue avec la captation qu'autorise l'interactivité du spectateur ?
Que devient le musée lorsque l'imaginaire déborde ses murs, lorsque le savoir n'est plus établi immuablement par l'expert, le conservateur, mais est donné à construire individuellement puis collectivement [4]?
Certes, le « spectateur émancipé »[5] n'a pas attendu les possibilités que lui offrent les techniques du numérique, mais celles-ci facilitent considérablement le processus d'appropriation personnelle de l'œuvre. Nous en examinerons les objectifs et les modalités sur le terrain.
D'associations en dissociations, l'anthologie qui est une collection choisie, serait « la forme et le format par excellence de la civilisation numérique » dans laquelle « la fragmentation des incarnations de l'identité numérique accompagne ainsi une anthologisation du savoir dans l'environnement numérique » dans lequel « l'utilisateur a maintenant la possibilité d'organiser une constellation d'éléments afin de former une unité »[6].
Nous comparerons cette toute-puissance de l'internaute, spectateur émancipé, à celle du commissaire d'exposition, de l'anthologie qu'il donne à voir et du succès que remporte une exposition comme celle de La Maison rouge intitulée « Le théâtre du monde », anthologie de Jean-Hubert Martin sur le mode de ce qu'il appelle « Le musée des charmes (qui) se veut avant tout visuel (et) fait appel à la sensibilité et aux émotions, relègue au second rang le discours érudit et pédagogique ».
Nous montrerons que ces nouvelles formes d'expositions, souvent sur le mode du « cabinet de curiosités », apparemment en rupture avec une société de l'information et du numérique, lui correspondent parfaitement.
Bibliographie
Ardenne (P.), Un art contextuel, Flammarion, 2002
Bourriaud (N.), Esthétique relationnelle, Les presses du réel, 2008
Davallon (J.), L'exposition à l'œuvre, stratégies de communication et médiation symbolique, L'Harmattan, 1999
Delloche (B.), Le musée virtuel, vers une éthique des nouvelles images, PUF, 2001
Clair (J.), Malaise dans les musées, Flammarion, 2007
Couchot (E.), Norbert Hilaire, L'art numérique, comment la technologie vient au monde de l'art, Champs arts, 2009
Doueihi (M.), Pour un humanisme numérique, Seuil, 2011
Lévy (P.), La machine univers, La découverte,2010
Malraux (A.), Le Musée imaginaire, Gallimard, 2010
de Mèredieu (F.), Arts et nouvelles technologies, Larousse, 2005
Michaud (Y.), L'art à l'état gazeux, Stock, 2003
Moulin (R.), Le marché de l'art ; Mondialisation et nouvelles technologies, Flammarion, 2000
Popper (F.), Art, action et participation, Klincksieck, 1980
Rancière (J.), Le partage du sensible, La Fabrique-éditions, 2000
Rancière (J.), Le spectateur émancipé, La Fabrique-éditions, 2008
Stiegler (B.), De la misère symbolique, 1-L'époque hyperindustrielle, Galilée, 2004
Welger-Barboza (C.), Le patrimoine à l'ère du document numérique, du musée virtuel au musée médiathèque, L'Harmattan, 2001
[1] Nicole Denoit, Julie Corteville, « Le musée et l'œuvre ouverte », une descendance du Musée imaginaire ?, Bernadette Dufrêne (dir), Patrimoines et humanités numériques : quelles formations ?, Berlin, Lit Verlag (à paraître)
[2] Malraux André, le Musée imaginaire, Gallimard, Folio essais, p.13
[4] Patrice Flichy, Le sacre de l'amateur, 2010, Seuil
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