Penser les techniques et les technologies : Apports des Sciences de l'Information et de la Communication et perspectives de recherches
4-6 juin 2014 Toulon (France)
Vendredi 6
Société
TIC, réseaux, nouvelles formes de sociabilité - discutante : Mihaela Alexandra Tudor
› 9:30 - 10:00 (30min)
› Amphi 100
L'urbanisation de l'internet et la reconfiguration du principe de coopération
Francesca Musiani  2, 1, *@  , Cécile Méadel  3@  
2 : Georgetown University
1 : MINES ParisTech
Centre de Sociologie de l'Innovation
3 : Centre de sociologie de l'innovation  (CSI)  -  Site web
CNRS : UMR7185
60 boulevard Saint-Michel, 75006 Paris -  France
* : Auteur correspondant

Au milieu des années 1990, l'explosion commerciale de l'Internet en change radicalement la forme, transformant une tranquille utopie de scientifiques passionnés en médium de masse agité et puissant. Des millions de nouveaux utilisateurs font leur apparition sur le Net, avec de nouveaux profils d'internautes, intéressés par la facilité avec laquelle on peut entrer en contact, visiter des pages d'information, et acheter en ligne, plutôt que par les secrets et les détails de structuration de réseaux complexes. Dès lors, les modalités d'adoption du réseau de la part des utilisateurs (et des utilisateurs de la part du réseau) évoluent profondément. S'édifie ce que nous appellerons une urbanisation du réseau avec organisation et aménagement des espaces, constitution de points de passage obligé, hiérarchisation des espaces et des acteurs, formation de règles -locales ou générales- d'urbanité...

Cette proposition vise à explorer les manières dont cette mutation de l'Internet en un phénomène de culture de masse s'opère par des transformations radicales de l'architecture du réseau, passant par un double phénomène : l'asymétrisation des flux et l'érection de barrières à la libre circulation. Elle se propose de démontrer que cette mutation entraine une reconfiguration de ce que l'on appellera le « principe de coopération » de l'internet.

Cette reconfiguration du réseau démultiplie les modalités organisationnelles de l'internet, au même moment où elle remet en question son modèle (Musiani & Schafer, 2011). Le formatage technique ne repose pas sur la domination d'un principe organisationnel unique (pas plus à l'origine, avec un supposé modèle absolument décentralisé, qu'aujourd'hui avec un prétendu omnipotent modèle hiérarchique). En revanche, il repose sur la coexistence de différents niveaux de centralisation (des ressources), hiérarchisation (des pouvoirs) et coopération (des internautes).

La coopération au centre du modèle Internet

Le modèle initial de l'internet comporte une organisation décentralisée et symétrique – non seulement en termes de consommation de bande passante, mais aussi en termes de contact, relation et communication entre machines (Minar & Hedlund, 2001). Les premières visions du Web, depuis 1994, tracent quant à elles un portrait de grand « égalisateur de communications » – un système permettant à tout usager de publier son point de vue au lieu d'être purement et simplement un consommateur de médias (Flichy, 2001).

Le protocole TCP/IP (Transmission Control Protocol/Internet Protocol) illustre bien ce modèle coopératif, avec son principe fondamental de conception de l'Internet par le best effort, le « meilleur effort » de livraison de paquets. À chaque utilisateur du réseau, il est demandé de jouer avec les mêmes règles ; toute personne travaillant sur l'internet partage la même motivation : maximiser l'efficacité et optimiser techniquement le dispositif pour construire un réseau fiable, efficace et puissant (Oram, 2001, 2004 ; Taylor & Harrison, 2009).

Cette forme d'organisation est mise en cause par les usages et leur modèle économique, car on a assisté à un déplacement vers un modèle où le téléchargement de données acquiert plus d'importance (ne serait-ce que dans les flux de données qui circulent sur le réseau) que la publication d'informations ou leur téléchargement vers l'amont. Cela reflète les usages qui vont devenir dominants ; en particulier (mais pas exclusivement) avec les échanges de contenus culturels échappant aux droits d'auteur (Dauphin & Dagiral, 2005). L'explosion commerciale de l'Internet va du coup diriger rapidement une grande majorité du trafic vers le paradigme downstream propre à la télévision et aux médias traditionnels ; même si la fabrication de contenus ad hoc, liée à la spécificité de chaque requête et de chaque contribution des utilisateurs, reste une première évolution par rapport à ce modèle – une évolution destinée à s'inscrire dans la durée.

Coopérer contre...

Le modèle initial de coopération, qui tient, en partie, du mythe, est remis en cause par ses propres limites : il exige un comportement actif de la part des internautes – de tous les internautes. Si dans le premier modèle coopératif, chacun assure la responsabilité de ses connections et de ses échanges, ce modèle révèle bientôt ses limites du point de vue du fonctionnement du réseau et de son « usabilité » pour les internautes. On procède donc à la construction de points de passage obligés, en particulier les fournisseurs d'accès à internet (FAI), et à une régulation et un bridage des transferts de données beaucoup plus strictes – ce qui pousse, à son tour, à l'asymétrisation des flux. Le principe selon lequel si un hôte peut accéder au réseau, tout le monde sur le réseau peut atteindre cet hôte, s'érode de plus en plus à partir du milieu des années 1990. On prendra en particulier comme exemple le choix par les navigateurs web de bande passante asymétrique favorisant des usages de type client plutôt que serveur. On montrera aussi comment la lutte contre les spammeurs, des flamers et les nouveaux-nés « vandales » du réseau des réseaux illustre la montée en puissance de cette forme d'urbanisation.

Des clôtures puissantes et controversées

En même temps que la nature coopérative de l'Internet se voit menacée, diverses mesures de « clôture » et de barrière se mettent en place : l'augmentation des adresses IP dynamiques, le déploiement toujours plus fréquent de pare-feu, et la popularité de la Network Address Translation (NAT ou traduction d'adresse réseau). Le développement de ces nouvelles modalités est entouré par des controverses – ce qui ne les empêche pas de se transformer. On verra comment utilisateurs « profanes » ne pouvant pas gérer de manière autonome les risques de sécurité pour leurs machines conçues pour une architecture symétrique, leurs gestionnaires se tournent vers des mesures de gestion, qui affectent notamment l'ouverture et la symétrie du réseau, mais qui semblent être une nécessité structurante pour un Internet plus mûr et aux usages plus variés.

Conclusions

En conclusion, les pare-feu, les IP dynamiques, et la NAT sont nés d'un besoin de sécuriser l'architecture Internet et de faire évoluer les instruments de préservation du principe de coopération lui-même, au fur et à mesure que le réseau évoluait et se peuplait d'usagers ; la mise en opération de barrières a sans doute contribué de manière déterminante à amener des millions d'ordinateurs clients sur l'Internet, de façon rapide et souple. Ces mêmes technologies ont, par ailleurs, profondément reconfiguré les équilibres de l'infrastructure Internet dans son ensemble, en « reléguant » la plupart des ordinateurs au seul statut de clients.

Si la traduction de ce statut en des connexions asymétriques et un fort déséquilibre entre téléchargements vers l'amont et vers l'aval est largement tolérée par le public, la raison réside dans le rôle de « killer application » de l'Internet que le Web a occupé pendant ces années : la plupart des usagers du Web n'ont que très rarement besoin d'être plus qu'un client. Cependant, les applications P2P (Musiani, 2013) mettront à nouveau et radicalement en débat cette approche – comme démontrent, pour ne citer que deux de ses applications les plus connues, le réseau Tor ou la monnaie électronique Bitcoin.



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