Si les technologies ne déterminent pas a priori les usages qui en sont faits, leurs potentialités se cristallisent généralement dans un imaginaire socio-technique questionnant la téléologie du progrès. S'agissant du numérique, cet imaginaire s'est notamment incarné dans la promesse d'une démocratisation accélérée et à grande échelle, censée transformer les notions d'opinion et d'espace publique, de publicisation et d'expressivité du soi, ou encore modifier l'idée d'expertise. Dans le champ culturel, la promesse démocratisante s'est révélée particulièrement vivace : le numérique semble en effet toucher tout à la fois le domaine des pratiques (tous créateurs ?), la consommation culturelle (avec un accès théoriquement pléthorique, voire gratuit ou à coûts réduits aux oeuvres), la morphologie des publics (avec l'hypothèse d'un desserrement des logiques traditionnelles de la distinction et peut-être un brouillage des variables classiquement mobilisées pour étudier ces publics, notamment la position sociale), la hiérarchie des œuvres, l'expertise (avec l'apparition de nouvelles formes de prescription et de critique sur le web et un système de recommandations qui serait à la fois plus complet et plus fiable, car donnant libre cours à un jeu d'expertise et de contre-expertise où le public lui-même peut donner son avis), sur la rationalité des choix d'oeuvres (puisque la question classique de l'incertitude sur la valeur des oeuvres ex ante serait en partie résolue par l'abondance de signaux informationnels), sur la production (en raison de la baisse du coût d'acquisition des technologies permettant non seulement de concevoir mais également de finaliser et de médiatiser ses propres créations), sur l'éditorialisation (chacun pouvant diffuser et rendre visible ou accessible ses créations) et enfin sur le processus de consécration culturelle.
Sur le plan théorique, on peut dire que si le numérique produit de tels effets dans le champ culturel, c'est parce qu'il est réputé résoudre au moins trois apories des marchés culturels :
- D'une part, comme l'a montré la théorie économique, une des caractéristiques de la consommation des biens culturels tient à ce que leur valeur – ou la satisfaction qu'ils produisent – ne peut être connue qu'a posteriori. Ceci explique pourquoi nous cherchons en permanence des signaux informationnels ou des dispositifs de confiance stables qui nous permettent de réaliser des arbitrages entre telle ou telle œuvre. En l'occurrence, avec le numérique, l'effet sampleur jouerait à plein : nous pourrions dorénavant tester les œuvres avant de les acquérir. En outre, il découle de ce qui précède que le pouvoir des gate keepers traditionnels (et de l'industrie du marketing) s'affaiblirait.
- D'autre part, l'augmentation de la population des artistes à la fois parce que les coûts d'entrée sur le marché de l'art seraient réduits et parce que les réseaux sociaux, en permettant l'accès à la médiatisation sinon à la notoriété de tout un chacun, aurait un effet égalitaire sur les carrières et les réussites, produisant selon les modèles théoriques ou une sorte de moyennisation des réputations ou la possibilité pour d'illustres inconnus ne disposant d'aucun relai a priori au sein des industries culturelles d'accéder à la reconnaissance par leur seul talent (ce que l'on pourrait qualifier de “paradigme Artic Monkeys”).
- Ensuite, on obtiendrait une augmentation du bien-être social puisque le nombre d'œuvres produites et accessibles serait augmenté significativement. En d'autres termes, le numérique poserait les conditions pour un plus grand nombre d'individus « plus cultivés », dans la mesure où il faciliterait la diffusion des biens en les dématérialisant.
- Enfin, l'idée émancipatrice selon laquelle, en favorisant des pratiques esthétiques liées à l'hybridation et à la décontextualisation, les technologies numériques contribueraient d'une façon qui peut être jugée salutaire à la déconstruction des stéréotypes directement issus du romantisme sur l'auteur, le génie, l'exception, la singularité, l'authenticité, qui sont autant de tropes instituant une coupure radicale entre l'artiste et les autres, entre la création et la consommation. Il est assez clair que cette mise en question d'un idéalisme artistique et d'une esthétique aristocratique peut être considérée comme une autre forme de progrès démocratique.
Reste, que cet idéal de la démocratisation par le numérique mérite à tout le moins d'être discuté, tant sur le plan théorique que sur le plan des faits : plusieurs travaux récents semblent en effet indiquer que la promesse n'est pas réellement tenue, qu'il s'agisse du modèle de la longue traîne (c'est à dire d'un marché ouvert à un plus grand nombre d'artistes), de l'élargissement du portefeuille des goûts, ou encore de l'entrée sur le marché d'un nombre croissant d'artistes issus du rang des amateurs.
Notre communication portera donc sur l'objectivation de la promesse démocratisante offerte par les technologies numériques dans le champ culturel :
À partir de deux terrains ethnographiques – entretiens et observations – de différents acteurs relevants du secteur professionnel des musiques actuelles – producteurs, labels, disquaires – ainsi que d'auditeurs de musiques – adolescents et étudiants –, nous avons observé pendant plusieurs mois les enjeux que représentaient ces promesses technologiques et numériques, sur fond de crise du disque.
- Autour des producteurs : Nous nous intéresserons d'une part aux « nouveaux amateurs » qui bénéficient d'équipements de moins en moins coûteux. Cet allégement des coûts est-il un facteur suffisant pour permettre à un nombre croissant d'impétrants d'accéder à la visibilité, sinon à la consécration ? En particulier, quels sont les effets du home-studio sur la transformation des pratiques de composition et d'enregistrement, sur la mise en ligne de sa musique, sur l'invention d'esthétiques originales ? D'autre part, nous décrirons la façon dont les responsables de l'industrie musicale ont intégré les technologies numériques (algorithmes de recommandation, Shazam, etc...) pour redéfinir leurs business models.
- Autour des récepteurs : quels enjeux se cachent derrière les usages de braconnages – par exemple au travers de la pratique du playlisting ? Face à la circulation « inter-médiumique » – autrement dit la complémentarité entre les différents équipements d'écoute musicale, du téléphone au lecteur mp3, en passant par la chaîne hifi, l'autoradio et la télévision – ainsi que la circulation intermédiatique – retracer une cohérence des goûts musicaux entre différents médias, d'Internet à la radio, du cinéma à la littérature –, les récepteurs ne sont-ils pas eux-mêmes porteurs de promesses intéressantes à exploiter pour l'industrie ?
- Entre ces deux acteurs : quelles représentations ont-ils chacun de l'autre ? Quelles forment de tensions peuvent se former entre eux ? Quelles négociations ces deux acteurs sont-ils capables d'acceptés ? Ces compromis sont-ils à l'origine d'une partie des évolutions technologiques ?
Bibliographie sommaire
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Guern Philippe Le, Musique et technologies numériques, Paris, La Découverte, 2012, 267 p.
Hennion Antoine, La passion musicale : Une sociologie de la médiation, Édition revue et corrigée., Editions Métailié, 2007, 397 p.
Miège Bernard, La société conquise par la communication. 3. Les Tic entre innovation technique et ancrage social, Grenoble, PUG, 2007, 235 p.
Perticoz Lucien, Les processus techniques et les mutations de l'industrie musicale. L'auditeur au quotidien, une dynamique de changement,Université Grenoble 3 - Stendhal, 2009, 379 p.
Rouzé Vincent, Mythologie de l'iPod, [Paris], le Cavalier bleu, 2010, 96 p.
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