Dans notre société, les médecins ne sont plus les premiers intervenants. La contre-expertise est revenue en partie aux citoyens qui cherchent à penser et à connaître leur environnement (Beck, 2003 ; Callon et al., 2001). Ces projets sociaux d'autoréflexivité (Giddens, 1991) nécessitent l'ouverture à une pluralité de sources d'information et de communication comme les mouvements de soutien et les différents programmes médiatiques. Désormais, Internet vient s'ajouter à cette liste d'échange et de construction du savoir expérientiel en matière de santé (Le Bossé, 2003). Les recherches ont clairement démontré que cette technologie d'information et de communication (TIC) permet l'accès à des espaces et à des initiatives créatrices facilitant la production collective d'une nouvelle connaissance commune (Smoreda, 2007 ; Paquienséguy, 2010 ; Aubé et al., 2010 ; Proulx, 2011). Bref, dans ce contexte sociotechnique, le savoir profane devient un objet complexe d'un groupe spécifique dont ses membres échangent un ensemble de points de vue qui peuvent être aussi établis, aussi fondés, aussi utiles que ceux des scientifiques (Epstein, 1995).
Problématique et objectifs : L'émergence d'Internet a modifié les formes d'être et de vivre ensemble et le lien entre production et consommation (Charbonneau, 1998 ; Beaudouin et Velkovska, 1999). Le web social est rapidement devenu un média de masse individuel par excellence (Millerand et al., 2010 ; Rieder, 2010 ; Flichy, 2001). Dans ses différentes plateformes multitâches cohabitent des outils d'auto-publication et des systèmes de co-écriture facilitant la production décentralisée de biens publics dont l'utilisation n'est ni rivale ni exclusive (Beuscart et al, 2009 ; Delmas-Marty et al., 2007). Rapidement, les usages relativement faciles de ces plateformes ont permis d'élargir les communautés 2.0 pour que la sagesse des foules facilite l'émergence d'une production collective (Surowiecki, 2004).
Ces pratiques communicationnelles et numériques de construction d'un savoir populaire ont clairement déconstruit le postulat des effets illimités des médias de masse et ils ont permis de revisiter le concept de foule. Même si les TIC ont permis à des milliers d'individus d'échanger, de travailler et de collaborer à distance, ces individus connectés ne forment plus une masse de récepteurs indéfinie, mais plutôt des citoyens actifs et créatifs. Ces deux traits caractérisant la communication virtuelle, soit être actifs et créatifs comme émetteurs, récepteurs et usagers constituent le point de départ de notre questionnement.
Concrètement, sur Internet, nous trouvons une multitude de forums et de blogues sur la santé et le bien-être (Marcoccia, 2012 ; Thoër et al., 2012 ; Orange, 2013). Nous les consultons selon nos intérêts et nos préoccupations. Des études sur les forums médicaux ont démontré que les personnes atteintes d'une même maladie peuvent mieux se comprendre. Les malades et leurs proches se connectent à des pages web pour partager une information ou bien une émotion (Senis, 2003 ; Till, 2003; Clavier et al., 2010), proposer des récits d'états physiques, de traitements et d'expériences vécues qui transcendent un savoir médical de plus en plus spécialisé et fractionné.
En nous intéressant aux usages sociaux de l'Internet, nous cherchons à savoir comment les mères connectées, à travers leurs pratiques communicationnelles et virtuelles, questionnent, construisent et revisitent leur savoir sur la grossesse et la maternité. Nous cherchons à identifier les principaux thèmes qui préoccupent ces usagères et à comprendre comment ces thèmes émergent-ils et évoluent-ils dans un environnement virtuel ? Cette recherche vise deux objectifs : le premier est théorique et le deuxième est social. De point de vue théorique, cette étude permet de mieux comprendre les usages sociaux de l'Internet, c'est-à-dire de théoriser les différentes imbrications que les usagères construisent. De point de vue social, cette étude permet également d'identifier les perceptions que les mamans partagent en mettant en commun leurs expériences quotidiennes. L'identification de ces ancrages aide à mieux comprendre les processus de construction d'un savoir commun.
L'objet de notre étude est une production numérique qui est ancrée dans le social et teintée par le quotidien. Les analyses au sujet des impacts de l'Internet sur le savoir en matière de santé en général fourmillent de spéculations théoriques. Si certains chercheurs estiment que cette technologie permet aux individus de franchir les limites et les inégalités de la société moderne (Turkle, 1995), d'autres soutiennent que la masse d'informations disponibles sur Internet, dans un contexte général d'incertitudes s'avère une menace et un défi fondamental à la connaissance (Lash, 2002). Ces positions extrêmes ne sont que des idéaux-types. Nous estimons que seules des recherches empiriques permettront de savoir comment les acteurs utilisent les technologies d'information et de communication, les mettent en relation avec leur mode de vie et leurs rapports sociaux.
Cadre théorique : Nos travaux s'inspirent des études sur l'appropriation sociale d'une technologie (Perriault, 1989 ; Vedel, 1994 ; Vitalis, 1994 ; Millerand, 1999). Rappelons que selon une approche constructiviste et une logique sociotechnique, ce courant de pensée a démontré que la connexion d'un individu à un environnement virtuel est une pratique de bricolage et de création permettant d'établir des manières de faire. Concrètement, L'individu connecté organise sa navigation en menant une combinaison particulière, un agencement propre des fonctionnalités de la machine, de ses applications et des pratiques sociales et culturelles. Ces recherches ont alors dégagé un premier modèle de l'usager comme étant un pratiquant actif ayant à la fois le pouvoir du consommateur, de l'utilisateur et même du tacticien (Jouët, 2000 ; de Certeau, 1980). En se référant à ce postulat, les chercheurs étaient encouragés à observer de multiples situations d'usages en mouvement continu afin d'identifier l'émergence des patterns d'usage (Proulx, 2005).
À travers des pratiques communicationnelles imprévisibles et subjectives, l'individu connecté prolonge son social, non pas dans le sens de reproduire le même, mais dans le sens de redéfinir les rôles, les statuts sociaux et les savoirs partagés (Cardon, 2007 ; Ben Affana, 2008). Ces pratiques illustrent bien que dans le cyberspace, nous allons au-delà des vieux partages réalistes : espace/temps, récepteur/émetteur, medium/message. On peut ajouter à cette liste les dualismes consommateur/producteur, savoir d'experts/savoir profane et médecin/patient. Dans ces connexions au virtuel, les façons de faire, de s'informer et de construire des savoirs profanes ne sont pas des pratiques spontanées et isolées. Ils sont des actes réfléchis d'individus actifs, autonomes et créatifs qui font sens et qui cherchent continuellement à construire, dans le cas qui nous intéresse, une connaissance commune sur la grossesse et la maternité.
L'objectif de cette communication est de présenter les résultats d'une étude qualitative exploratoire sur les usages de l'Internet par des mères qui se connectent au virtuel pour partager leurs expériences, parfois les plus intimes, afin de construire un savoir profane, à travers des actions d'intercompréhension entre pairs, soit des personnes qui ont des intérêts communs et des expériences diversifiées (Lamoureux et al., 1996 ; Parsons, 1951). En observant différents espaces virtuels liés à la grossesse, nous avons remarqué que les usagères prennent au sérieux non seulement leur statut de mère, mais aussi celui de mère connectée. Dans le cadre d'une logique inductive, nous avons constaté que ces espaces permettent de partager un état d'esprit, une manière de pensée, un engagement en faveur d'une construction en réseau (Eysenbach, 2001).
C'est en référant à ces constats et en revisitant les cadres conceptuels de l'appropriation sociale d'une technologie que nous étudions le processus de la construction virtuelle du savoir expérientiel sur la grossesse et la maternité au blogue de l'auteure Josée Bournival. Ce blogue est lancé depuis 2010 par une mère et au début de 2014, il est encore actif et il comporte plus que trois cent articles commentés par des usagères ayant des intérêts communs. A travers cet espace virtuel public, l'auteure a pu partager des informations utiles pour des mères, échanger sur des sujets tabous liés à la grossesse (comme les fausses couches, les accouchements prématurés, le développement des bébés, etc.) et répondre à des questions qui restent souvent sans réponses lors des courtes consultations avec des professionnels de la santé.
Méthodologie : Cette recherche qualitative est inspirée de la théorisation ancrée. Notre analyse a permis d'identifier des patterns d'usages animés par des quêtes d'information renouvelées. Notre grille d'analyse s'inspire des travaux d'Akrich et Méadel (2002). En étudiant des listes de discussion, ces deux auteurs ont identifié trois formes rhétoriques : le communiqué (circulation d'information et de connaissances), le récit biographique (narration d'un parcours thérapeutique ou d'un épisode de sa trajectoire) et le débat (confrontation de plusieurs points de vue afin de formuler une position commune minimale sur le problème en cause). Ces trois formes apparaissent comme des idéaux types entre lesquels nous pouvons identifier d'autres catégories d'échange et de savoir.