I. Utopie, cyberculture et mondialité au centre des lieux de savoir numériques ?
« Le terme cyberculture (...) est désormais daté et [semble] correspondre aux « premiers âges du web » si bien qu'il est préférable d'employer d'autres expressions comme celle de cultures numériques[1].»
« A la mondialisation économique, il peut être intéressant de substituer la mondialité, terme né sous la plume du poète Édouard Glissant. Celle-ci, est, selon lui, « l'aventure extraordinaire qui nous est donnée à tous de vivre aujourd'hui dans un monde qui, pour la première fois, réellement et de manière immédiate, foudroyante, sans attendre, se conçoit comme un monde à la fois multiple et unique, autant que la nécessité pour chacun de changer ses manières de concevoir, de vivre, de réagir dans ce monde-là. (Granier, Labrégère, 2012)».
Avec Dominique Wolton, nous n'oublions pas que « communiquer, c'est toujours sortir de soi et prendre le risque de l'autre. (...)
La communication renvoie toujours finalement à la liberté et à la reconnaissance de l'Autre. C'est pourquoi elle est inséparable de la démocratie.[2] »
II. De nouvelles territorialisations des lieux de savoir sous l'influence du numérique
« L'accès à tout pour tous a progressivement quitté son statut de projet idéaliste, conjointement à l'invention d'Internet, et s'est imposé comme un des paradigmes de la société numérique.»
Pour autant, l'égalité et l'universalité de l'accès ne sont pas réalisées. Il faut élargir l'espace public du savoir. « Cet accès sans limitation pour tous et revendiqué par les mouvements associés à la culture du libre »[3].
Pour Antonio Casilli, « il est désormais impossible d'affirmer que les seules vraies communautés sont basées sur un lieu qu'on partage. Les rencontres en face-à-face ne sont plus la modalité exclusive d'interaction. Le contexte sociétal contemporain s'est enrichi de nouvelles manières de « se sentir en communauté » et, par cela, de « faire de la communauté ». Il faut bien souligner ce dernier point : les pratiques communautaires en ligne s'ajoutent à celles qui préexistent et ne se substituent pas à elle »[4].
III. L'Ecole sous l'influence du numérique
L'ennui général reconnu des apprenants d'aujourd'hui « revêt à présent des formes ostensibles : interruption des propos de l'enseignant, impertinence, etc. Ces manifestations constituent à présent le principal facteur de stress des enseignants (...)
Il faut apprendre encore à vraiment collaborer (...) Il ne s'agit pas de nier l'individu au profit d'un collectif privilégiant des formats mimétiques. Il n'est donc nullement question d'une intelligence collective comme celle des fourmis, mais de développement individuel au profit du collectif (...)[5] , nous disent Martine Fournier et Vincent Troger. Mais quelles modalités envisager ?
IV. Lieu de savoir numérique et apprentissage social
Le modèle du quatrième lieu en ligne[6], basé sur la théorie du lieu de Ray Oldenburg[7], questionne les conséquences de l'impact du numérique sur les lieux de savoir traditionnels, en ce qu'il remet en question la position de l'expert, ainsi que les modalités usuelles de validation curriculaire dans les champs de la connaissance.
Il repose sur :
L'interrogation des lieux de savoir numériques : les modèles en cours de production, de transmission et de partage des connaissances
L'ancrage dans la connexion numérique et la représentation de soi et des structures permises par les TIC
L''aide à la constitution et l'accompagnement de communautés numériques d'apprentissage
Les réflexions sur l'apprentissage rhizomatique de Dave Cormier[8], basées sur la théorie du rhizome de Gilles Deleuze et Félix Guattary[9], peuvent y être associées :
Le modèle pédagogique actuel en formation d'enseignants et de formateurs est très centré sur l'expert
La connaissance devient une négociation
Il convient de porter un regard critique sur ce qui constitue le lieu de la connaissance, et la façon dont celle-ci peut être validée.
En plaçant l'apprentissage social au cœur des lieux de savoir numériques, il est mis l'accent sur les dispositifs de formation en ligne : le savoir y devient négocié puis validé entre pairs-experts, au travers des communautés numériques d'apprentissage.
V. L'utilisation de la donnée dans les pratiques pédagogiques
Enfin, à l'heure des dispositifs de formation massifié, le lieu de savoir numérique pose question quant aux perspectives sur l'utilisation de la donnée dans les pratiques pédagogiques contemporaines.
La formation en ligne connaît actuellement d'importantes mutations tant pédagogiques que techniques. Ceci est notamment dû à une massification des usages entraînée par l'industrialisation de la formation en ligne à l'oeuvre dans les MOOCS (Massive Online Open Course).
Ce nouveau mode d'accès au savoir bouscule considérablement les pratiques pédagogiques dans leurs diversités. Source d'innovation pédagogique, il est aussi l'expression de l'influence croissante de l'intelligence artificielle sur les espaces informatisés d'apprentissage humain (EIAH).
Un enseignant faisant face à plusieurs dizaines de milliers d'élèves, ce qui est aujourd'hui une réalité, ne peut envisager d'assurer le suivi pédagogique individualisé de ses apprenants, même accompagné d'assistants (parfois bénévoles).
L'intelligence artificielle accompagne ainsi de plus en plus l'élaboration de dispositifs de formation en ligne massifiés :
- Les traces numériques laissées par les apprenants, au travers des dispositifs numériques qu'ils utilisent, permettent de mesurer, collecter, analyser et communiquer des données sur eux-mêmes et sur leurs contextes, dans l'objectif de mieux comprendre et améliorer les apprentissages et les environnements dans lesquels ils se produisent, et ce à l'aide d'outils informatiques spécialisés permettant de générer des statistiques d'apprentissage (learning analytics en anglais)
- L'apprentissage automatique (machine learning en anglais), la discipline scientifique dédiée au développement, à l'analyse et à l'implémentation de méthodes qui permettent à une machine d'évoluer grâce à un processus d'apprentissage, trouve un terrain qui lui est très favorable pour développer la gestion efficace de tâches complexes que l'on pourrait imaginer hors de portée machinique, telles que le tutorat d'apprenant ou la correction de devoirs automatisée (totale ou partielle).
Des récoltes de données d'apprenants sont actuellement moissonnées en volume dans le cadre des MOOCs universitaires pour alimenter l'économie de l'« apprentissage par la donnée » de demain, le plus souvent essentiellement du fait des prestataires de services auxquelles les structures académiques confient la réalisation de ces formations gratuites. Elles ouvrent l'accès à de nouveaux prospects attirés par ces nouvelles possibilités de qualification (voire de différentes formes de certification, notamment au travers de la badgification), futurs clients de formations diplômantes, pour lesquelles l'investissement requis peut être très important.
Ces données collectées permettent aussi de fournir des modèles d'analyse comportementaux précis et en nombre des apprenants, ce qui accélère les développements scientifiques et techniques de l'apprentissage automatisé.
Ce monde de sciences exactes et d'informatique ne laisse guère de place aux pédagogues, dont beaucoup aujourd'hui ne sont pas informés de ces innovations et mutations en cours.
L'utilisation des données des apprenants à des fins pédagogiques peut être un champ de réflexion pleinement intégré à l'évolution des pratiques pédagogiques contemporaines. De nombreux universitaires à travers le monde se mobilisent et innovent sur ces sujets. Outils et méthodes sont à inventer par les médiateurs du savoir, les spécialistes de l'éducation, et non exclusivement par les spécialistes de l'intelligence artificielle, qui ne sont pas nécessairement formés aux subtilités et aux nécessités de la pratique pédagogique.
[1] Deuff Olivier Le, La formation aux cultures numériques: une nouvelle pédagogie pour une culture de l'information à l'heure du numérique, Limoges, France, Fyp éd., impr. 2011, coll.« Société de la connaissance, ISSN 2259-2857 ; [1] », 2011, vol. 1/.
[2] Lafrance Jean-Paul, Critique de la société de l'information, Paris, France, CNRS éd., coll.« Les Essentiels d'Hermès, ISSN 1967-3566 », 2009, vol. 1/.
[3] Compiègne Isabelle, La société numérique en question(s), Auxerre, France, Sciences humaines éditions, coll.« La Petite bibliothèque de Sciences humaines, ISSN 1968-8113 », 2010, vol. 1/.
[4] Casilli Antonio A., Les liaisons numériques: vers une nouvelle sociabilité ?, Paris, France, Éd. du Seuil, DL 2010, coll.« La Couleur des idées, ISSN 0993-684X », 2010, vol. 1/.
[5] Fournier Martine et Troger Vincent, Les mutations de l'école: le regard des sociologues, Auxerre, France, Éditions « Sciences humaines », coll.« Les Dossiers de l'éducation (Auxerre), ISSN 1778-4824 », 2005, vol. 1/.
[6] PERES-LABOURDETTE LEMBE Victoria, « Bibliothèque quatrième lieu, espace physique et/ou en ligne d'apprentissage social (La) », http://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/document-56998
[7] OLDENBURG Ray, and other hangouts at the heart of a community, Cambridge, MA, Etats-Unis, Da Capo Press, cop.199, 1999, vol. 1/.
[8] CORMIER Dave, « Rhizomatic Education: Community as Curriculum », Innovate: Journal of Online Education, 4-5, janvier 2008.
[9] DELEUZE Gilles et GUATTARI Félix, Mille plateaux, Paris, France, les Ed. de minuit, coll.« Critique (Collection), ISSN 0768-0090 », 2002.