Introduction
Dans le domaine des médias, la dernière innovation technologique - internet et des réseaux sociaux – place au centre des débats sociaux la question des enjeux des nouvelles formes de communication. Au niveau politique, plus précisément, c'est le lien entre technologie et démocratie qui nous intéresse ici. Le sentiment qui prime dès lors que l'on parle des médias numériques est bien que les citoyens -ou consommateurs- semblent plus libres que jamais de s'exprimer et de comparer les offres à leur disposition sur un marché idéologique en apparence florissant et transparent.
Alors que dans les démocraties occidentales et notamment européennes on se posait la question de la neutralité d'Internet[1] et de la nécessité ou non de régulier le cyberespace, voilà que des peuples à l'est et au sud de la Méditerranée se soulèvent – d'abord en Iran en 2009[2], puis en 2010-2011 dans le cadre des « printemps arabe » en Tunisie, en Egypte, en Libye, en Syrie, au Yémen, au Maroc, etc., - et remettent totalement en question et de façon massive leurs régimes, jugés autoritaires et corrompus. Et, c'est autant ces révolutions qui ont surpris, voire « sidéré », les opinions publiques européennes[3], que le fait qu'elles aient été marquées par l'usage des nouveaux médias ; internet (web.2.0), les réseaux sociaux[4] et les smartphones. Jamais, les nouvelles techniques de l'information et de la communication n'avaient ainsi marqué un évènement historique de cette importance. Les médias numériques sont devenus aux révolutions arabes, ce que Radio Free Europe était aux soulèvements en Europe de l'Est à partir des années 50[5], - notamment en Hongrie en 1956-; à tel point que l'on ne parlait plus que de révolutions Web2.0 ou de révolution Facebook, et que l'on posât la question du rôle des médias dans ce contexte, avant de poser celle du rôle des acteurs.
Ainsi, le sujet central dans cette proposition, les médias numériques et la démocratie dans le contexte de régimes autoritaires, est ici manifeste et le printemps arabe est un formidable laboratoire pour tenter de lui apporter un éclairage.
Plan
L'article final présentera dans un premier temps les présupposés qui préside à de l'idée selon laquelle il y aurait une relation mécanique entre nouveaux médias et démocratie ou, du moins, entre nouveaux médias et soulèvements démocratiques (I). En réalité, nous pensons que tous les médias, pas seulement ceux de l'ère d'internet, ont eu un rôle fondamentale dans cet évènement, en accompagnant, voire en rendant possible ladite révolution, c'est ce que nous verrons dans un second temps (II).
I – Les trois présupposés qu'induit l'idée de révolution numérique
La problématique du rapport entre médias numériques et démocratie est débattue dans les pays démocratiques et elle se pose également dans des régimes autoritaires. Seulement, elle ne se pose pas dans les mêmes termes. Dans le premier cas, les questions sont de savoir si les nouveaux médias représentent un bienfait pour la démocratie et dans ce cas s'ils peuvent contribuer à sa consolidation, en favorisant par exemple la participation politique via internet et les réseaux sociaux. Les interrogations peuvent aussi être liées aux procédures et modalités de votes via internet[6]. Dans le cadre de l'Union Européenne, les mêmes questions se posent, assorties de celle d'un espace public commun que les médias pourraient incarner sinon promouvoir[7].
Dans les régimes autoritaires, l'enjeu est tout autre. Il ne s'agit pas de revivifier un espace public, ni simplement de veiller à ce que les médias jouent leur rôle au mieux pour rendre la démocratie plus effective mais de lui permettre d'émerger, ou plus exactement de se construire. Et c'est cette donnée fondamentale qui rend la question du lien dynamique entre nouveaux médias et démocratie, s'agissant des régimes pays arabes, problématique. On le sait, ces révoltes ne se traduiront pas à court terme par l'instauration de régimes politiques démocratiques stables, tout simplement parce que les termes de cette démocratie ne sont pas tout à fait définis et tout reste à construire et à (ré)inventer avec l'existant. Evidemment, il ne s'agit pas de nier l'aspiration démocratique à l'origine de ces révolutions et la place centrale qu'y ont joué les médias numériques mais ces aspirations n'ont pas attendu Facebook pour exister.
Simplement, à l'aune de ce moment historique il semble bien que la question d'une relation causale entre démocratie et technologie induise des présupposés, dont nous pouvons retenir les trois suivants :
- les nouveaux médias seraient les instruments idoines capables de promouvoir la démocratie ;
- internet et les réseaux sociaux correspondraient à une rupture historique dans l'histoire des régimes autoritaires ;
- (par conséquent) les autres médias ne sont pas des instruments démocratiques aussi performants que les nouveaux médias.
Sans remettre en cause l'usage d'internet et des médias sociaux au sein de sociétés civiles désireuses de s'émanciper de leurs régimes autoritaires, ils s'avèrent que ces postulats peuvent être battus en brèche. L'article vise dans un premier temps à les remettre en question.
II - La confluence médiatique
Cependant, nul ne peut nier que les médias numériques sont actuellement au cœur des mutations des espaces médiatiques : leur place et leur rôle tient à la relation qui les lie aux autres médias : la radio, la télévision hertzienne ou satellitaire et la presse écrite (eux-mêmes présents sur la toile). C'est la « confluence médiatiques »[8] qui finalement a permis aux publics des pays des révolutions d'être informés et d'agir en tant que producteurs médiatiques...pour finalement être toujours plus nombreux dans les rues de Tunis, du Caire ou de Rabat.
Une observation des pays arabes au moment des révolutions révèlent que, d'une part les dynamiques sociales à l'origine des soulèvements et mouvements sociaux sont loin d'être le seul fait des nouveaux médias (le rôle des télévisions satellitaires fut central), d'autre part qu'elles s'inscrivent dans le temps plus long que celui des mois qui ont précédé les soulèvements. Autrement dit, la relation nouveaux médias/démocratie n'est ni pleinement évidente, ni mécaniquement immédiate.
Il n'en demeure que l'on ne peut nier la dimension hautement performante des nouveaux médias dans leur rôle de catalyseurs justement de la « confluence médiatique ». Ils stimulent et enrichissent un espace médiatique plus effervescent que jamais.
Démarche méthodologique
Ce travail sera basé sur une connaissance des cas tunisien et égyptien. Nous nous baserons en premier lieu sur des travaux de terrain que nous avons effectué dans ces pays et qui nous ont permis de connaître la situation politique et sociale de ces pays, ainsi que les acteurs en présence que nous interrogerons spécifiquement pour cet article. Ces acteurs sont essentiellement des acteurs de la société civile (journalistes, blogueurs, syndicalistes, activistes).
Ce travail sera par ailleurs basé sur une analyse des médias, ainsi que des relations qu'ils entretiennent les uns avec les autres dans le cadre de la « confluence médiatique ». Nous partirons des évènements saillants qui ont jalonné la première année qui a suivi les soulèvements pour mesurer son traitement dans les différents médias.
[2] DARANI, Mahsa Yousefi; HARE, Isabelle, « Les élections iraniennes de 2009 sur Twitter et Facebook: les formes contemporaines du militarisme informationnel », ESSACHESS - Journal for Communication Studies (6/2010).
[3] MARTINEZ L., « Le printemps arabe, une surprise pour l'Europe », Projet, n°322 ; 2011/3, pp. 5-12.
[6] MAIGRET Éric, MONNOYER-SMITH et Laurence, « Le vote en ligne », Réseaux 2/2002 (n° 112-113), p. 378-394.
[7] DAHLGREN Peter, RELIEU Marc. « L'espace public et l'internet. Structure, espace et communication », Réseaux, 2000, volume 18 n°100. pp. 157-186.
[8] Tourya Guaaybess, Les médias arabes - Confluence médiatique et dynamiques sociales – CNRS éditions, 2012.