Pratiques info-communicationnelles et mobilisation : le cas de l'Italie
Notre travail porte sur le rôle des pratiques info-communicationnelles d'Internet dans la constitution et le développement des nouveaux groupes contestataires italiens.
Afin de saisir l'évolution des pratiques de l'engagement citoyen, nous avons adopté une approche transversale où l'influence de l'accélération technique sur les processus de transformation actuels a été considérée comme une conséquence de « préconditions économiques, culturelles et socio-structurelles » (Rosa, 2010) et non pas comme une cause motrice sui generis. L'évolution du « champ militant » est en effet avant tout liée aux phénomènes de désaffection citoyenne à l'égard de la sphère politique, eux-mêmes engendrés par le processus de rationalisation progressive des institutions (Habermas, 1987 ; Giddens, 1994). Si ce constat a amené bon nombre d'observateurs à déceler des mécanismes de dépolitisation des sociétés, le foisonnement actuel de nouveaux mouvements contestataires est peut-être le signe d'un renouveau de l'action citoyenne.
L'intensification des pratiques numériques au sein du champ militant (Granjon, 2001) semble contribuer à accentuer le phénomène d'évolution des formes de l'engagement citoyen. Confrontés à une sphère politique fermée et traversés par un processus de fragilisation des identités de classe (Touraine, Wieviorka, Dubet, 1984), les mouvements actuels se focalisent de plus en plus sur les procédés info-communicationnels.
Nous avons donc axé notre réflexion autour du concept englobant de « pratique info-communicationnelle ». Ce choix a répondu à une double volonté : centrer notre étude sur l'homme et sur le sens qu'il attribue à ses actions (Chaudiron et Ihadjadene, 2010) et exploiter concrètement la richesse des Sciences de l'information et de la Communication en soulignant la dimension communicationnelle des pratiques liée à l'information. L'analyse de cette nouvelle facette de la mobilisation collective nous a donc amené à faire un rapprochement entre deux champs traditionnellement distincts : la sociologie des mouvements sociaux et l'étude des pratiques informationnelles. Cette synergie comporte de nombreux avantages pour le développement de la recherche dans les deux domaines. En effet, si les activités informationnelles des usagers ont un rôle actif dans le développement des formes de l'engagement, le courant anglo-saxon de l'« information behaviour », auquel se rattache l'approche française des pratiques informationnelles, a souvent négligé leur impact sur l'ensemble des pratiques politiques et sociales. De son côté, la sociologie des mouvements sociaux, permettant d'analyser les modèles organisationnels (Gamson, 1975), le contexte politique (Oberschall, 1973 ; Tilly, 1976) et les processus de construction des cadres contestataires (Benford et Snow, 2000), n'explique pas comment, dans une société anomique, des individus dispersés arrivent à partager une vision de la réalité.
Nous proposons donc de combler cette double lacune à travers l'adoption d'une approche info-communicationnelle de la mobilisation. En jouant un rôle central dans le processus de construction des représentations sociales (Dervin, 1983), les pratiques info-communicationnelles constituent un levier essentiel pour l'action. Ce travail souligne donc la nécessité de s'intéresser au processus de production de l'information dans un environnement interactif où les échanges entre les usagers contribuent à la formation de nouveaux « mondes informationnels » (Burnett et Jaeger, 2008), et, donc, de nouveaux espaces de débat et de confrontation.
Ces mécanismes sont d'autant plus visibles dans les pays où, en raison de spécificités historiques ou politiques, la défiance citoyenne vis-à-vis des institutions et du système médiatique est d'avantage exacerbée. En Italie, face à un État défaillant et à un système informatif verrouillé, les pratiques des internautes engagés ont constitué le principal moyen pour élaborer de nouveaux projets politiques.
En prenant en compte un axe temporel d'environ dix ans, nous avons analysé une vague contestataire qui, commencée au début des années 2000 avec le mouvement des Telestreet, a donné lieu ensuite à une grande manifestation populaire en 2009, le NoBerlusconiDay, pour culminer avec la naissance du Mouvement 5 étoiles et son entrée dans l'arène politique en février 2013.
À travers la création d'un réseau inter-local de télés de quartier qui exploitaient les cônes d'ombre des chaînes officielles, les Telestreet ont donné voix à la protestation contre la gestion politique des fréquences télévisées. Ces micro-émetteurs ont incarné le passage de la lutte politisée des années 1970 (parmi les promoteurs du mouvement, il y avait ainsi les fondateurs de la célèbre Radio Alice de Bologne) à la lutte anti-politique des années 2000. Pour ces activistes, repenser la manière de se rapporter à l'information équivalait à repenser les moyens de la lutte sociale. Écrasés par la logique de l'offre commerciale (Vedel et Vitalis, 1993), les telestreetaires ont toutefois été contraints d'abandonner leur projet. Ainsi, les contestataires qui leur ont succédé se sont appuyés essentiellement sur les pratiques du web collaboratif. Le NoBerlusconiDay, constituant le deuxième volet de notre enquête, a été une manifestation entièrement organisée et promue sur Facebook et dont la principale revendication consistait à réclamer la démission du Président du conseil de l'époque. Le troisième cas sélectionné concerne l'analyse du blog d'information de Beppe Grillo qui a donné naissance au Mouvement 5 étoiles, un nouveau sujet politique représentant actuellement la principale force d'opposition au parlement italien. La méthodologie de l'enquête a été construite en combinant l'analyse de contenu d'un vaste corpus numérique avec la méthode de l'observation participante.
Notre travail a démontré qu'aujourd'hui la contestation du pouvoir passe avant tout par la construction d'un espace informationnel qui se superpose à l'ordre symbolique dominant. C'est alors par le biais des pratiques qui se développent dans cet espace que les individus arrivent à autonomiser les mécanismes de formation de l'opinion publique (Habermas, 1987) et à bâtir une nouvelle identité collective. Dans cette perspective, le vrai changement ne concerne pas tant la typologie des revendications, ni le déclin du « modèle du conflit politique » (Tilly, 1976), mais plutôt un déplacement des contextes et des mécanismes de formation de la conscience protestataire. Tandis que l'usine, le syndicat ou le parti sont de moins en moins en première ligne du combat pour la défense des intérêts collectifs, les espaces de la sphère informationnelle acquièrent progressivement une dimension centrale dans le développement de la critique sociale.
Ainsi, bien qu'Internet n'ait pas réalisé toutes les promesses d'émancipation dont il avait été chargé à sa création, le développement des pratiques info-communicationnelles militantes semble néanmoins constituer une forme de réactivité aux phénomènes de rétrécissement de l'espace public contemporain. Comme si à mesure que les appareils institutionnels se renfermaient sur eux-mêmes en se technocratisant, la « politique contestataire » (McAdam, Tarrow, Tilly, 2001, p. 5) s'élargissait et se régénérait par le biais de ces nouvelles formes d'expression médiatisée. Ici réside toute l'ambivalence de cet outil qui, largement dominé par la sphère marchande, arrive tout de même à ses lisières à être conçu et utilisé également comme le lieu de formation d'une nouvelle « démocratie protestataire ».
Bibliographie
Benford R. D. et Snow D. A., (2000), « Framing processes and social movements : an
overview and assessment », Annual Review of Sociology, n°26, pp. 611-639.
Burnett G. et Jaeger P.R., (2008), « Small worlds, lifeworlds, and information: the ramifications of the information behaviour of social groups in public policy and the public sphere », Information Research, 13(2) paper 346.
Chatman E. A., (1992), The information world of retired women, Westport, CT, Greenwood Press.
Chaudiron S. et Ihadjadene M., (2010), « De la recherche de l'information aux pratiques informationnelles », Études de communication [En ligne], n°35.
Dervin B., (1983), « An overview of sense-making concepts, methods and result to dates ». Paper presented at International Communication Association Annual Meeting, May, Dallas, Texas.
Gamson W. A., (1975), The Strategy of Social Protest, Belmont, Wadsworth Pub.
Giddens A., (1994), Les conséquences de la modernité, Paris, L'Harmattan.
Granjon F., (2001), L'Internet militant, Mouvement social et usages des réseaux télématiques, Rennes, Editions Apogée.
Habermas J., (1987), Théorie de l'agir communicationnel, Tome 2, Pour une critique de la raison fontionnaliste, Paris, Fayard.
Mathieu L., (2011), La démocratie protestataire : mouvements sociaux et politique en France aujourd'hui, Paris, Presses de Sciences Po.
McAdam, D., Tarrow S. et Tilly C., (2001), Dynamics of Contention, Cambridge, Cambridge University Press.
Oberschall A., (1973), Social Conflict and Social Movements, Englewood Cliffs, Prentice Hall.
Rosa H., (2010), Accélération, Une critique sociale du temps, Paris, Découverte.
Tilly C., (1976), From Mobilization to Revolution, Reading, MA, Addison-Wesley.
Touraine A., Wieviorka M. et Dubet F., (1984), Le mouvement ouvrier, Paris, Fayard.
Vedel T., Vitalis A., 1993, Médias et nouvelles technologies, Pour une socio-politique des usages, Rennes, Apogée.