Le travail envahit la sphère privée au même titre que le divertissement s'infiltre dans la sphère professionnelle puisque désormais jeux, jeux vidéos et leurs dérivés accompagnent autant les individus que les organisations. Dans les termes employés par Michel Foucault, un dispositif est "un ensemble résolument hétérogène [...] du dit aussi bien que du non-dit [...]. Le dispositif lui-même, c'est le réseau qu'on peut établir entre ces éléments"[1]. Il nous semble ici que le dispositif numérique constitué par le serious game prend ici toute sa place : à la fois ludique, chargé de normes, de règles et d'émotion, il rassemble la nouvelle relation de l'homme à la technologie numérique, à l'ubiquité et au flou des frontières communément admises il y a encore quelques années. Désormais, nous nous situons dans une relation homme-technique qui dépasse de loin le simple homme « porteur d'outil », renvoyant d'une certaine manière à la Gestell, telle qu'envisagée par Heidegger ou Stiegler. comprise comme un "dispositif", c'est-à-dire un ensemble regroupant des éléments hétérogènes en vue d'un objectif. Ce dispositif est particulièrement adapté pour être détourné, retourné, combiné afin de produire du résultat quantifiable et loin du simple jeu.
Selon Jacques Perriault, il existerait une logique de l'usage où le décalage entre le comportement de l'usager et un mode d'emploi ne se présenterait pas seulement à travers des facteurs technologiques. L'usage dépendrait d'une décision double : l'achat et l'intention de s'en servir. Les trois éléments de décision et de processus d'emploi sont le projet (anticipation), l'appareil (instrument) et la fonction assignée. Cet objet numérique qu'est le serious game permet alors de décliner le dispositif pour en faire une réponse à tout, fondamentalement destiné à être modifié, proposant une révolution numérique où le jeu apporte une nouvelle dimension avant d'être détourné, bricolé pour devenir un outil d'innovation d'enseignement, d'entraînement. C'est en quelque sorte, le passage d'un dispositif passif vers un outil proactif. Cette mise en perspective du « serious game », et de nombreuses autres NTIC d'ailleurs, s'établit d'après les travaux de Bernard Stiegler dans "la technique et le temps"[2] et met en regard deux éléments. D'une part la compréhension du processus de l'évolution technique, et d'autre part l'optimisation de la prise de décision, notamment pour prévoir et orienter l'évolution de cette technique, et faisant référence à la prospective et au design.
Le passage vers la proactivité du jeu vidéo repose en partie sur un nouveau design, différent du jeu vidéo classique, qui fait du serious gaming un dispositif critique de la société ou du moins d‘une partie de celle-ci selon le domaine visé : entraînement, simulation... Dès lors, le design serait une discipline adaptée à l'évolution de ces usages car elle s'appuie sur un double projet, de dessein et de dessin sur des objets, des environnements, meubles ou autres productions culturelles comme le jeu vidéo ou industrielles comme peuvent l'être certains serious games. Dans cette définition, le « dessein » concernerait la partie conception, projet et rôle de l'objet, tandis que le « dessin » concernerait plutôt la partie esthétique et formelle, partie essentielle dans la perception des maisons du futur mises en scène. Cette complémentarité pour former le design nous paraît d'autant plus à noter, qu'elle fait appel à deux des utopies les plus courantes : la critique et la rupture. Vilèm Flusser considère que « le mot design se présente dans un contexte où il a partie liée avec la ruse et la perfidie »[3], en lien direct avec le rôle que joue la technique (technê = art ou artifice). « L'idée fondamentale que le bois est un matériau brut auquel l'artiste confère une forme, contraignant ainsi la Forme en tant que principe à se manifester. » [4]. Ainsi, l'artiste transformerait un matériau brut en une forme obligée de se révéler d'elle-même par l'intermédiaire physique de l'artiste qui le façonne. Il poursuit son raisonnement en comparant au mot latin « ars », équivalent de technê, et signifiant souplesse, habileté, astuce. Cette modification s'applique aux jeux vidéo, qui changent de peau et apporte le ludique pour stimuler l'apprentissage, la réactivité et l'adaptabilité par la créativité, comme l'entreprise le fait depuis maintenant quelques années.
Dès lors, la limite entre sphères privée, professionnelle et scolaire pour les plus jeunes continue à s'effacer, mettant en visibilité à nouveau des techniques et processus utilisés depuis longtemps par les spécialistes de la créativité notamment. Le jeu permet alors de concaténer des informations éparses, variés et innovants aux questions posées. Le process est d'autant plus accessible qu'il représente la différence entre païdia et ludus, expliquant sa facilité de pandémie aujourd'hui. Ainsi D. Winnicott annonce dès les années 50 qu'elle « établit une distinction marquante entre la signification du substantif « play » (le jeu) et la forme verbale « playing » (l'activité de jeu, jouer). Alvarez et Djaouti intègrent également une nette distinction entre les termes latins « paidia » qui renvoie à la notion de jouer sans vouloir gagner et « ludus » qui au contraire introduit la victoire en fonction de règles établies. Cette différence est d'autant plus marquante que c'est la règle qui va différencier le jeu dans la version créative (Alvarez, Djaouti, 2009 : 21). Ce phénomène identifié par les chercheurs comme de la « gamisation », néologisme issu de l'anglais « game » signifiant « jeu », gagne de nombreux secteurs. Sébastien Genvo utilise d'ailleurs plus précisément le concept de jouabilité pour analyser le phénomène de ludicisation, : « Nous entendons par jouabilité le potentiel d'adaptation d'une structure à l'attitude ludique[5]. » En effet, faire jouer autrui relève d'un processus de médiation effectué à partir d'une structure conçue pour le jeu, afin de faire adopter à l'individu une attitude ludique.
Lors d'un séminaire organisé sur les « jeux vidéos et médiation des savoirs : regards croisés sur le serious game », la théorie de ludicisation est au final à considérer comme l'analyse de la jonction entre la question « est-ce un jeu ?» et l'affirmation « ceci est un jeu![6] ». Directement issu du développement info classique du jeu vidéo, le serious play combine plaisir et adrénaline du jeu à l'utilité qui confirme très concrètement sa dimension d'objet numérique à l'aulne des remarques de Dagognet. Pour Sebastien Genvo, « Le jeu n'est plus systématiquement considéré comme l'opposé du sérieux ou du travail : la publicité, la communication politique et institutionnelle, la formation investissent la sphère du jeu à travers les « serious games ». De même, il devient aujourd'hui difficile de considérer que le jeu est une « occupation séparée, soigneusement isolée du reste de l'existence », comme le remarquait Roger Caillois (Caillois,1958 : 37) au cours des années 50, les incitations au jeu étant omniprésentes et récurrentes pour l'utilisateur de dispositifs numériques. »
Cet article souhaite évoquer l'aspect à la fois révolutionnaire et prévisible des NTIC au travers du processus de bricolage mis en évidence autour du serious game. Nous évoquerons ainsi le jeu vidéo puis les différentes modifications d'usages qui lui ont été apportées pour devenir l'outil que constitue actuellement le serious game ainsi que les impacts multiples (économique, scolaire...) sur notre société actuelle.
[1] "Le jeu de Michel Foucault", ornicar, Bulletin périodique du champ freudien, n°10, juillet 1977.
[2] Stiegler Bernard, « la technique et le temps », t1 « la faute d'épistémé », Galilée, Cité des sciences et de l'industrie, Paris, 1994.
[3] Idem
[4] Flusser Vilèm , « petite philosophie du design », Circé, 2002
[5] Le Jeu à son ère numérique, 2009, L'Harmattan, Paris, page 118
[6] http://compas.scicog.fr/?p=2546