Les Technologies de l'Information et de la Communication sont souvent présentées comme les principales responsables du délitement du lien social. A renforts de statistiques, les médias expliquent qu'Internet et les réseaux sociaux sont la cause de nombreux divorces. L'enquête menée dans le cadre de notre travail doctoral vise à répondre aux questions suivantes : De quelle manière les TIC reconfigurent-elles la relation conjugale ? En quoi ces dispositifs techniques viennent-ils réinterroger notre manière d'être ensemble ? Certes, les nouveaux appareils connectés sont parfois sources de tensions dans le couple dans le sens où ils viennent bouleverser le modèle traditionnel conjugal fondé sur l'être/faire ensemble (1). Mais nous pourrons voir que les TIC peuvent aussi être vecteurs de renforcement du couple notamment en facilitant la communication conjugale (2). Tout au long de cette étude, nous nous efforcerons de montrer que le type de couple formé par les individus influe sur les résultats.
Pour répondre à ces questions, nous avons choisi une approche qualitative fondée sur une méthodologie croisée mêlant questionnaire en ligne, observations netnographiques et entretiens. Un questionnaire a été diffusé en ligne via les réseaux sociaux, ce qui nous a permis d'obtenir 138 réponses exploitables. Nous avons également procédé à 18 entretiens semi-directifs avec des individus vivant en couple. Notre recherche s'est également intéressée aux nombreux témoignages accessibles en ligne en particulier sur les forums de discussion. Ainsi, ce travail se fonde à la fois sur des apports théoriques issus de lectures scientifiques et sur des extraits de notre corpus de données.
Les TIC : sources de tensions dans le couple
Les TIC ont bouleversé la relation conjugale en faisant apparaître un nouveau type de sociabilité semblant relever de l' « être ensemble séparément ». Le foyer, espace protecteur de la cellule familiale, s'ouvre désormais sur l'extérieur. La notion-même d'intimité est remise en cause par les TIC. Désormais, l'habitat superpose deux espaces : l'espace physique et l'espace informationnel (Casili, 2010) ce qui vient par conséquent questionner les notions de territoires et de seuils de l'intimité dans le foyer (Pharabod, 2004). Robert Neuburger parle quant à lui d'une « fuite d'intime » pour désigner cette intrusion dans la sphère domestique d'un tiers pouvant se révéler être une menace pour le couple (Neuburger, 2000).
En effet, les TIC permettent d'entamer des relations nouvelles ou de renouer le contact avec d'anciennes relations. En ce sens, les TIC ont provoqué une véritable « révolution relationnelle » (Lardellier, 2004). Cette facilité pour entrer en contact avec l'autre s'explique en partie par la nouvelle place du corps dans ces relations numériques. Ainsi, la place de l'Autre, extérieur au couple, devient croissante. Celui-ci s'introduit dans le foyer, ce qui n'est pas sans conséquences sur le couple.
Les entretiens posent la question de l'impact des ces usages numériques sur la « conversation conjugale ». En effet, le « poly-engagement synchronique » permis par ces objets connectés a des impacts sur l'attention portée au partenaire. Ainsi, les appareils connectés ont la capacité d'affranchir l'Homme de l'espace et du temps. On peut légitimement se poser la question de la dispersion des engagements due aux TIC. Les individus s'inscrivent de plus en plus une connexion continue, une hyperconnectivité. Ceci transforme en profondeur l'engagement et l'économie attentionnelle des individus. Le risque pour ce dernier est de ne pas savoir gérer ce poly-engagement synchronique. Et pour le couple, le danger est la désynchronisation des temps sociaux (repas, coucher) rendant la conversation plus difficile.
L'analyse des entretiens et l'analyse des résultats du questionnaire en ligne semblent montrer qu'il y aurait un lien entre la symétrie (ou la dissymétrie) en terme d'usages des TIC des deux partenaires et l'existence ou non de tensions. Cette (dis)symétrie peut être de trois sortes : (dis)symétrie du moment de l'utilisation, (dis)symétrie de la durée de l'utilisation, (dis)symétrie de la nature de l'utilisation.
Néanmoins, deux types de couple semblent mieux gérer la situation : les couples à fort degré d'individualisation et les couples bastion, mais pour deux raisons distinctes. En effet, les couples individualisés ont un mode de fonctionnement qui laisse une part importante à l'individualité de chacun des partenaires. Ainsi, ils ont l'habitude de gérer les situations d'écart, de décalage. Quant aux couples de type bastion, ce sont des couples qui évitent, de manière générale, les conflits.
Notons que deux raisons sont évoquées de manière récurrente lorsque l'on aborde la question des tensions dues à l'usage des NOC : le travail et les jeux vidéo. Ces activités ont la particularité de regrouper les trois types de dissymétrie puisque ce sont des activités le plus souvent chronophages, solitaires et souvent perçues par le conjoint comme pratiquées à des moments inadéquats.
Les TIC renforcent la communication conjugale
Mais a contrario, nous avons pu observer lors de nos entretiens que les TIC peuvent aussi venir renforcer le lien conjugal. En effet, la place de la communication écrite ne semble jamais avoir été aussi importante qu'aujourd'hui. Le conjoint reste l'interlocuteur privilégié dans la communication électronique. Toutes les personnes interrogées utilisent les NOC dans leur communication conjugale.
Mais alors pourquoi privilégier l'écriture numérique ? Dans quelle situation les NOC apparaissent-ils comme les médias les plus adaptés ? Quels sont les critères avancés par les usagers ? Rapide, pratique, simple, facile sont autant d'adjectifs qui reviennent lorsque les enquêtés expliquent leur choix d'utiliser les NOC pour écrire à leur partenaire. L'intérêt de ce moyen de communication est son double rapport au temps : à la fois potentiellement immédiat et possiblement asynchrone. Les enquêtés mettent aussi en avant la fonction organisationnelle et pratique de l'écrit numérique. En effet, les partenaires peuvent synchroniser leur emploi du temps, organiser leur agenda en utilisant des applications ou tout simplement en transférant des mails concernant leur emploi du temps ou celui des enfants. De plus, avec la communication nomade, la sociabilité est exercée avec un minimum d'efforts. En effet, l'ergonomie des appareils minimise l'effort de mise en relation. Les avancées technologiques rendent les réseaux de plus en plus accessibles, les outils se miniaturisent ce qui potentialise les possibilités offertes par Internet.
On distingue différents types d'écrits électroniques : les messages pratiques, les mots d'amour et les messages impromptus (Demonceaux, 2012). Ainsi, la communication est plus ou moins chargée émotionnellement.
Lorsque nous analysons nos entretiens à la lumière de cette question de la Communication Médiée par Ordinateur (CMO), nous pouvons émettre l'idée que la communication électronique entre les membres de couples fusionnels est le plus souvent purement utilitaire. A l'inverse chez les couples les plus individualisés, la communication médiée par les appareils connectés est plus riche.
Cela peut nous faire penser que les NOC jouent un rôle de compensation chez ces couples individualisés. Le fait de pouvoir jouer sur les rythmes de communication (synchrone, asynchrone), la facilité et la rapidité permises par ces appareils en matière de communication permettent à ces individus de concilier leurs multiples engagements.
Ainsi, paradoxalement, les NOC permettent aux couples fusionnels de s'offrir des fenêtres d'autonomie et aux couples individualisés de compenser leur autonomie par une communication intense et continue.
En matière de renforcement du lien, le cas des couples numériques est également éclairant en ce sens que leur utilisation des appareils connectés est intensive et le caractère des messages échangés dépasse le pur aspect pratique. Par ces usages, ils s'inscrivent dans la continuité de l'histoire de leur couple. Leur expérience amoureuse est fortement liée à ces appareils, c'est pourquoi ils tiennent une place essentielle dans leur quotidien.
Bibliographie non exhaustive :
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Goffman, E., La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, 1973.
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