Les objets des SIC sont de plus en plus complexes (Davallon 2004) et cette complexité est, en partie au moins, liée au phénomène des TIC, aux transformations incessantes de ces techniques et ce en relation avec des sciences, d'autres techniques, des réseaux d'acteurs et des espaces-temps eux-mêmes mouvants. Cette tendance de fond requiert de trouver les cadres théoriques et les approches méthodologiques pour répondre à la question de savoir comment rendre compte de cette complexité.
Dans ce contexte, il nous semble que l'approche transactionnelle telle que proposée par le philosophe pragmatiste J. Dewey en collaboration avec A. Bentley (John Dewey et Bentley 1960) offre des concepts et une démarche pertinente. Selon ces auteurs, les approches interactionnistes pensent les situations humaines à partir des substances qui y interviennent et rendent compte de ce qui se passe dans ces situations uniquement à partir des propriétés attribuées à ces substances, propriétés supposées préexister à la situation. Aussi, ces approchent n'ont-elles pas les moyens de penser la dynamique des situations, les relations qui y émergent. C'est pourquoi Dewey et Bentley proposent de les dépasser par une approche qu'ils qualifient de transactionnelle. Elle consiste à s'interdire d'attribuer des qualités à des entités qui existeraient indépendamment de leurs relations en situation pour au contraire observer les relations et leur évolution in situ afin de décrire et d'expliquer comment ces entités se co-contruisent au sein même de la situation.
L'intérêt et l'enjeu d'une telle approche sont selon nous de se donner les moyens d'observer, de décrire et d'expliquer des phénomènes d'émergence. Car il nous semble manifeste que ce qui se tisse autour des TIC appelle, voire exige, de ne réduire les phénomènes à aucune de leurs composantes qu'elle soit technique, sociale, communicationnelle, intellectuelle, etc. ; mais bien plutôt de comprendre comment elles se tissent et se co-construisent.
Le concept de transaction est d'ailleurs de plus en plus mobilisé en sciences humaines. Il est principalement convoqué pour rendre compte des phénomènes de coopération. Les économistes les premiers ont souligné sa pertinence pour rendre compte des mutations contemporaines du capitalisme et de sa nature partenariale (Renault 2007). Les analystes du travail soulignent eux aussi son intérêt pour rendre compte des activités collectives (Bidet, Boutet, et Chave 2013). Dans le domaine des SIC, Manuel Zacklad l'a retravaillé et a proposé une « sémiotique des transactions coopératives » mobilisée aussi bien pour une théorie du document numérique (M. Zacklad 2004), (Manuel Zacklad 2007) que pour l'étude du travail et des organisations (Manuel Zacklad 2013). Mais, à notre connaissance, il est le seul à l'avoir mobilisé et il nous paraît intéressant, lorsqu'il s'agit de penser les technologies en relation aux usages, de questionner à nouveaux frais ce concept et l'approche méthodologique qu'il suggère.
Cette approche proposée tardivement dans l'œuvre de John Dewey est présentée comme une manière de conduire l'enquête. Elle peut faire l'objet de deux types de lectures, une lecture « faible » qui consiste à la considérer comme une méthode descriptive et explicative , et telle semble bien être l'option proposée par les auteurs dans l'article qui expose pour la première fois le concept. Elle peut également être « lue » comme une thèse ontologique relative à la nature de la connaissance et même plus largement de l'activité humaine (Steiner 2010). La seconde lecture, bien que possible si l'on se réfère à l'œuvre de Dewey, dépasse selon nous ce que requiert ici notre argumentation. Et nous tenterons de montrer qu'il est possible d'étudier la pertinence de l'approche transactionnelle pour les SIC, en tant que méthode, sans statuer sur son corollaire ontologique. Il s'agira par conséquent d'en mesurer la valeur heuristique. Notre propos sera donc ici de fournir des pistes de réflexion au sujet de la pertinence d'une telle approche pour les SIC. Le questionnement sera ainsi de type épistémologique et méthodologique et se donnera pour finalité d'explorer un cadre théorique d'origine philosophique pour envisager les possibilités et les modalités de la transposition des options méthodologiques qu'il propose en SIC.
Ce projet de nature exploratoire soulève de nombreuses interrogations : comment opérationnaliser les exigences de cette approche philosophique qui n'est bien entendu pas directement une méthode pour les SIC ? Comment parvenir à ne pas substantialiser les composantes des situations que nous observons ? Comment rendre compte concrètement des émergences que l'on cherche à mettre en évidence ? Comment peut-on éviter de les réduire à de simples interactions ? Répondre à de telles questions n'est pas chose évidente mais nous proposons d'esquisser ici quelques pistes.
Pour ce faire, nous exposerons dans un premier dans les spécificités d'une approche transactionnelle et en quoi elle se différencie d'une approche interactionniste. Et nous nous demanderons quelle place accorder à la technique dans ce type d'approche sachant qu'elle n'est pas thématisée comme telle dans le texte de Dewey et Bentley mais que Dewey lui accorde un rôle important si ce n'est constitutif dans d'autres parties de son œuvre (Hickman 1990).
Nous réaliserons ensuite un tour d'horizon des différentes tentatives de transposition et d'opérationnalisation de la démarche en sciences humaines en essayant de mettre en relief leurs apports et les difficultés qu'elles rencontrent selon nous. Nous aborderons ainsi les travaux en économie, en l'analyse de l'activité et en SIC. Nous esquisserons enfin des pistes pour une opérationnalisation en SIC en nous appuyant sur l'exemple de notre objet de recherche actuel : l'écriture numérique collaborative synchrone. Cette nouvelle pratique d'écriture rendue possible par les TIC pose en effet, entre autre, la question de savoir comment un texte, qui ne préexiste « dans la tête » d'aucun des participants, parvient à émerger du processus de collaboration. Et une approche transactionnelle nous semble mériter d'être testée lorsqu'il s'agit de traiter d'une telle question.
REFERENCES :
Bidet, Alexandra, Manuel Boutet, et Frédérique Chave. 2013. « Au-delà de l'intelligibilité mutuelle: l'activité collective comme transaction. Un apport du pragmatisme illustré par trois cas ». Consulté le 20décembre 2013. http://www.activites.org/v10n1/bidet.pdf.
Davallon, Jean. 2004. « Objet concret, objet scientifique, objet de recherche ». Hermès (Paris. 1988), 2004, 38, fascicule thématique« Les sciences de l'information et de la communication: savoirs et pouvoirs ». http://documents.irevues.inist.fr/handle/2042/9421.
Dewey, J. 1938. « Logique, la théorie de l'enquête, trad ». Gerard Deledalle, col. L'interrogation philosophique, PUF.
Dewey, John, et Arthur Fisher Bentley. 1960. Knowing and the known. Vol. 111. Beacon Press Boston, MA. https://www.aier.org/sites/default/files/otherpublications/KnowingKnown/KnowingKnownFullText.pdf.
Hickman, Larry. 1990. John Dewey's pragmatic technology. Indiana University Press. http://books.google.fr/books?hl=fr&lr=&id=yHOL04Vo07YC&oi=fnd&pg=PR7&dq=dewey%27s+pragmatic+technology&ots=GXB7ZTVR7G&sig=qjIM9zaiFtapDFMp0Nu0uu3H1N4.
Renault, Michel. 2007. « Une approche transactionnelle de l'action et de l'échange: la nature d'une économie partenariale ». Revue du MAUSS (2): 138–160.
Steiner, Pierre. 2010. « Interaction et transaction: quelques enjeux pragmatistes pour une conception relationnelle de l'organisme ». Chromatikon: Annales de la philosophie en procès (6): 203–214.
Zacklad, M. 2004. « Processus de documentation dans les Documents pour l ‘Action (DopA): statut des annotations et technologies de la coopération associées, in actes du colloque «Le numérique: Impact sur le cycle de vie du document pour une analyse interdisciplinaire», 13-15 Octobre 2004 ». Montréal (Québec).
Zacklad, Manuel. 2007. « Une théorisation communicationnelle et documentaire des TIC » (janvier 10). http://archivesic.ccsd.cnrs.fr/sic_00180186.
Zacklad, Manuel. 2013. « Le travail de management en tant qu'activité de cadrage et de recadrage du contexte des transactions coopératives ». Consulté le décembre 20. http://www.activites.org/v10n1/zacklad.pdf.