Le Net art comme dispositif critique et subjectivation politique : une approche communicationnelle
Le terme Net.art désigne en premier lieu un courant artistique historique : à partir du milieu des années 1990, un groupe d'artistes s'intéresse à Internet comme médium artistique spécifique et décide d'investir le réseau comme lieu de création et d'expérimentation inédit, affranchi des contraintes matérielles et institutionnelles de l'art contemporain. Quoique hétérogènes, les productions de ce groupe d'artistes présentent une esthétique commune, qui joue à détourner et recombiner des éléments iconiques et techniques caractéristiques d'un "Web vernaculaire" (GIF animés, code ASCII, email...) pour créer des formes nouvelles.
Ce courant court et ponctuel ( le groupe Net.art décide de s'auto-dissoudre en 1998 ) marque néanmoins le début d'un engouement croissant des artistes pour une pratique qui bouleverse les conditions de production, de diffusion et de réception de l'art.
Qu'en est-il de ces pratiques "par, pour et avec le réseau" (Fourmentraux, 2005) vingt ans plus tard, dans un contexte de démocratisation massive des outils et des usages d'Internet?
Nous proposons ici de considérer le Net art contemporain comme un dispositif de médiation politique : au confluent de l'art et de l'activisme, il recouvre en effet des pratiques plus que jamais hybrides et hétérogènes, révélatrices d'une culture numérique qui ne cesse de s'étendre. Ces pratiques ne relèvent pas seulement d'un folklore numérique diffus, mais sont porteuses d'une conception singulière du politique et de la technique, en élaborant des discours critiques sur les aspects culturels et sociaux d'Internet. Elles manifestent une écriture du numérique qui créent des formes d'articulation d'Internet avec des espaces et des temporalités divers, dépassant l'opposition simpliste Online / IRL (In Real Life).
Les productions des collectifs de Net art Rybn et RSG que nous étudierons prennent ainsi la forme de sites Web mais aussi d'installations, de performances et d'ateliers au sein desquels des supports et des objets techniques apparaissent organisés discursivement, mis en scène et en cohérence selon une logique médiatique et communicationnelle. Tenter de les analyser relève selon nous d'un regard ancré en SIC dés lors qu'il s'agit d'appréhender des "êtres culturels" ( Jeanneret, 2008) plutôt que des objets clos et statiques.
À l'instar de Davallon qui propose de voir une exposition comme un média, c'est donc à cette mise en dispositif d'objets techniques avec des éléments hétérogènes que nous nous intéresserons en étant attentifs au fonctionnement symbolique de ces productions. Elles impliquent en effet l'approche d'un public et une mise en perspective des dimensions culturelles et politiques d'Internet
En nous intéressant aux stratégies d'énonciation et aux modes d'agencement mis en oeuvre par ces collectifs d'artistes, nous souhaitons montrer que construire le Net art comme dispositif de médiation politique comporte un potentiel heuristique qui dépasserait un cénacle avant-gardiste pour nous dire quelque chose du politique à l'ère d'une "culture participative" (Jenkins, 2002).
Les objets que nous observons dans le cadre de cette recherche sont donc plurisémiotiques: ils participent d'une économie visuelle, sonore et discursive. En élaborant des mises en scène critiques d'Internet et de son imaginaire, les artistes mettent en lumière la "trivialité" de ses objets (Jeanneret, 2008). Ils mobilisent la technique et l'imaginaire d'Internet pour élaborer une énonciation collective et un métadiscours critique d'Internet, et produisent une médiation éditoriale du politique incarnée dans des formes techniques et esthétiques. Les productions de Net art sont donc conçues dans cette optique comme des « mixtes d'objets, de représentations, et de pratiques » (Jeanneret, 2008).
Ainsi cadré, notre objet de recherche nous permet de faire émerger un faisceau de questions : de quelle manière et sous quelles conditions épistémologiques les productions de Net art peuvent-elles constituer une nouvelle médiation du politique? Comment rendre compte de l'hétérogénéité technique et sémiotique de ces productions tout en intégrant leur contexte social ? Quelles stratégies d'écriture et d'énonciation sont mises en oeuvre par les artistes pour communiquer des représentations politiques d'Internet?
Pour nous efforcer de répondre à cette problématique, notre communication s'organisera en trois temps :
_ Nous évoquerons ici la caducité des cadres d'analyse traditionnels pour l'analyse des pratiques artistiques numériques en soulignant notamment la nature instable, fragmentée et hybride des productions de Net art. Il s'agira de légitimer la pertinence d'un regard SIC pour appréhender des pratiques artistiques dans le champ élargi de pratiques communicationnelles hybrides à des fins de subjectivation politique ou/ et d'action collective.On verra grâce à des éléments de contextualisation théorique que le processus artistique promeut une critique de l'information singulière et problématise "l'ambiguité politique d'Internet" (Rosati, 2010), à travers la mise en oeuvre d'une "guerilla sémiotique" ( Dery, 2010)
Le développement d'internet a donné lieu ces dernières années à un élan nouveau de la critique informationnelle, et aux courants contre-hégémonique et expressiviste qui l'animaient (Cardon & Granjon, 2010). En étudiant l'évolution des médias alternatifs depuis les années 1960, Cardon et Granjon ont mis en avant la montée en puissance de formats nouveaux, nés notamment de l'hybridation des logiques propres à ces deux courants. La critique des médias a ainsi vu naître des formes de coopération et des acteurs inédits, s'appuyant sur les potentialités des réseaux informatiques et la propension caractéristique d'Internet à brouiller les frontières, à rendre contigus et poreux les espaces autrefois éloignés et cloisonnés du public et du privé, de la communication de masse et de la conversation interpersonnelle.
Si comme le souligne l'auteur de "la démocratie Internet", Internet "élargit formidablement l'espace public et transforme la nature même de la démocratie" (Cardon, 2010), c'est justement parce que "deux manières de communiquer se rejoignent sur Internet : la première facilite l'échange entre individus, la seconde autorise la diffusion d'informations à de larges audiences". Parallèlement aux transformations du modèle journalistique traditionnel, à la multiplication de groupes de contre-expertise informationnelle, c'est donc à la "multitude" (Negri, 2000) qu'Internet offre désormais un espace, des outils de prise de parole et d'engagement citoyen sans précédent.
_ Nous nous intéresserons de ce fait à "la reconfiguration des médiations selon lesquelles se constituent de nouveaux modes d'interpellation des sujets et de représentation des liens qui donnent sa cohésion à la société." Si "Penser la politique depuis la communication signifie qu'on place au premier plan les ingrédients symboliques et imaginaires présents dans les processus de formation du pouvoir" (Barbero, 2004), il s'agit de mobiliser une approche attentive à des formes d'agencement techno-sémiotique où sont rendus sensibles les aspects culturels et politiques d'Internet. À l'instar des travaux d'Allard et Blondeau, on s'intéressera à la manière dont l'activisme sur Internet donne lieu à une nouvelle problématique de la subjectivité et à des formats expressifs inédits.
_ Dans la dernière partie de notre exposé, nous proposerons enfin d'exploiter les outils conceptuels précédemment décrits pour l'analyse de projets artistiques des collectifs d'artistes RYBN et RSG. Ceux-ci mobilisent des éléments sémiotiques de natures différentes, liés à l'apparition et à l'organisation de l'information sur Internet : visualisation ou sonorisation de flux de données, duplication et détournement d'un logiciel de surveillance de communications en ligne, programmation d'un moteur de recherche alternatif, etc. On s'intéressera en particulier aux choix éditoriaux mis en oeuvre, aux discours d'accompagnement générés par les artistes pour rendre leur démarche intelligible, et aux conceptions alternatives de la politique et de la citoyenneté encapsulés dans ces dispositifs de Net art.
Références
Allard, L. et Blondeau, O., Devenir Média, l'activisme sur Internet entre défection et expérimentation, Ed. Amsterdam, 2007
Barbero, J-M.,"Sciences de la communication : champ universitaire, projet intellectuel, éthique", Hermès, n°38, CNRS, 2004
Cardon, D., La démocratie Internet, promesses et limites, Paris, Seuil , 2010
Cardon, D. et Granjon, F, Médiactivistes, Paris, Presses de Sciences Po, 2010
Davallon, J., L'exposition à l'oeuvre, stratégies de communication et médiation symbolique, L'Harmattan, 2000
Fourmentraux, J-P, Art et Internet. Les nouvelles figures de la création, CNRS Éditions, Paris, 2005
Jeanneret, Y.,Penser la trivialité. Vol.1, la vie triviale des êtres culturels, Paris, Hermès-Lavoisier, 2008
Jenkins, H., Convergence Culture: Where Old and New Media Collide, NYU Press, 2006
Peraya, D., "Médiation et médiatisation: le campus virtuel", Hermès n°25, CNRS,1999
Vitali Rosati, M., "L'ambiguïté politique d'Internet, Sens Public, 2011, http://www.sens-public.org/spip.php?article788