La Communication pour le Développement et le Changement Social (CDCS) est au carrefour de la Communication organisationnelle d'utilité sociétale et de la Communication internationale. La diversité des appellations et des secteurs rend ce domaine complexe et controversé. Toutefois, ces différentes approches et méthodes ont une finalité : le Développement sociétal. Missé & Kiyindou (2006) donnent la définition suivante de la Communication pour le développement : «...Communication publique s'inscrit ... dans le domaine du changement social général. ... [La Communication pour le Développement, elle,]...intègre de nouveaux acteurs : des organisations internationales, des entreprises, les ONG... [et] ...désigne un dispositif stratégique de rationalisation de la mise en œuvre des programmes de «développement » social, économique et culturel à travers l'intégration de la communication dans la planification stratégique... ». Que ce soit dans le secteur de la santé publique, de l'environnement, de l'appui au développement économique ou autre, il n'est plus à prouver que l'efficacité de des programmes pour le développement dépend fortement de leur réception : de l'acceptation et de l'appropriation des nouvelles idées, nouveaux services et dispositifs par leurs usagers finaux. Dès lors, la problématique de notre étude s'inscrit dans le « besoin de comprendre l'usager » (Kiyindou, 2008) : Pourquoi les usagers acceptent-ils certains dispositifs et en rejettent d'autres ? Comment intègrent-ils les nouveaux dispositifs d'utilité sociétale dans leurs perceptions et leurs vies, comment se les approprient-ils ?

 Afin de répondre à cette problématique, certains auteurs en SIC suggèrent de reconsidérer la CDCS comme une question de « Techniques et Société » (McArthur, 1982 ; Jouët, 1992 ; Bardini, 1993 ; Rogers & Hart, 2002 ; Lohento, 2003 ; Kiyindou, 2004, 2006, 2008 ; Missé, 2006). Dans ce cadre élargi de la communication des innovations (Bernard, 2003 ; Badillo, 2013), la réunion des théories anglo-saxonnes et européennes permettrait alors de mieux comprendre l'interaction des logiques techniques et sociales dans l'intégration sociale des nouveaux dispositifs (Bardini, 1993). Nous synthétisons ici ces approches et dégageons les axes communs déterminants pour cette intégration, - en amont de l'usage (les modèles de l'acceptation) et en aval (les modèles de l'appropriation). Des similitudes entre l'appropriation cognitive (Breton & Proulx, 2002 ; Millerand, 2003 ; Proulx, 2005 et coll.) et l'acceptabilité d'une innovation (Davis, Bagozzi & Warshaw, 1992 ; et coll.) ressortent de la littérature. Il s'agit de la construction mentale subjective et projective du sens d'usage, où l'usager mobilise les représentations «déjà là » (l'ancrage dans l'existant, Moscovici, 1976, 1989 ; Jodelet, 1989 ; LeBlanc, 2007) et l'imaginaire (Flichy, 1995, 2001 ; Musso, 2007), - pour évaluer les « avantages » et les « pertes » liés à l'usage du dispositif, se projeter dans l'expérience anticipée (en amont de l'usage) ou perçue (en aval) de l'usage situé. Cette évaluation de l'expérience de l'usage avec ses bénéfices fonctionnels et symboliques s'apparente dans la littérature au concept de la Valeur perçue d'usage (Jouet, 1987 ; Mallein & Toussaint, 1992 ; Mallein & coll, 2000, 2008, 2012 ; Kaasinen, 2005 ; Musso, 2007 ; Boenisch, 2009 ; et coll.). Néanmoins, il serait nécessaire de mieux comprendre le mécanisme de sa formation. La question de notre recherche est donc de savoir comment se forme la Valeur perçue d'usage (VPU), et quel rôle précisément joue ce concept dans l'intégration sociale d'une nouveauté par son usager ?

L'enquête de terrain et les résultats

Dans le travail de recherche présenté ici, nous explorons ce concept interdisciplinaire en détail. La revue de la littérature théorique sur le sujet (économique, psychologique et en comportement de consommateur) montre la richesse des approches, mais aussi les ambigüités et les limites de la conceptualisation de la VPU. Dès part le manque de théorisation sur la formation de la VPU, nous utilisons dans notre étude empirique l'approche par la « théorie ancrée » (Glaser & Strauss, 1967). Il s'agit en particulier de l'étude de cas multi-sites dans le cadre d'un projet international d'appui aux PME en Asie centrale postsoviétique : Projet d'Appui à l'Entreprise EDP - USAID (Turkménistan). Dans le contexte de ce pays émergeant, le développement et la diversification des entreprises privées sont primordiaux pour l'économie du marché naissante, inexistante à l'époque de l'URSS. Le Projet EDP a été parrainé par l'Agence des Etas Unis pour le Développement International (l'USAID) et implémenté par Pragma Corps (EU) dans les cinq pays de la région, avec 12 centres d'assistance et plus de 100 employés. Nous avons étudié la situation de la réception du nouveau dispositif de conseil et d'accompagnement gratuit (dispositif « BAS ») par les PME-usagers turkmènes, très faiblement intéressés par ce service. Notre échantillon a été constitué de 10 cas organisationnels des PME-usagers, donnant lieu à 13 cas de valorisation (8 acceptations et 5 rejets) vis-à-vis 11 services (dont 50% - services du dispositif, 50%- autres services d'appui aux PME). La 1ère étape a été l'observation participante préalable (4 mois), en tant que Consultant et Coordinateur de la Relation client (CRM) au bureau de l'EDP à Achgabat. Une recherche-intervention a été réalisée pour redresser la communication stratégique et lancer la nouvelle composante BAS, dont le lancement précédent à échoué. Lors de la 2ème étape en 2008, nous avons effectué des entretiens semi-directifs en profondeur (50min-3h40min) parmi les PME-usagers sélectionnés. Deux prestataires différents d'appui aux PME ont été interrogés pour la comparaison. Les notes, verbatim et autres données qualitatives issus des deux étapes ont été soumis à l'analyse lexicale et thématique des contenus intra-site et inter-site, assistée par l'ordinateur (Sphinx Plus2 Lexica ; NVivo 9.2). 

 Le bilan des résultats agrégés a fait ressortir les trois dimensions de la VPU, - les contenus, la structure hiérarchique et l'intensité. La formation de la VPU serait reliée au mécanisme motivationnel des sujets : c'est la Valeur perçue des bénéfices d'usage « désirées » plutôt que « désirables ». Ces résultats sont cohérents avec la « Théorie de l'Hiérarchie de valeur » (Woodruff & Gardial, 1996). Cette Valeur perçue des bénéfices d'usage désirés se présente alors comme l'estimation subjective de : (1) l'Instrumentalité du bénéfice-moyen (correspondance, performance) pour atteindre le but désiré et (2) la Valence-importance de ce but désiré d'usage (quasi-besoin). L'intensité de la Valence du but désiré (quasi-besoin) se formerait en fonction de la Tension motivationnelle, - le résultat similaire à la « Théorie de Changement de la valeur désirée » (Flint, Woodruff & Gardial, 2002). Cette Tension serait perçue par les individus comme leur distance psychologique à deux points de référence : le point « Idéal », mais aussi le point « Critique » des affaires. La VPU ainsi formée constitue, pour nous, l'essence de l'appropriation cognitive, - qui, comme on le sait, relie l'objet, le sujet et le projet d'usage (Perriault, 1989 ; et coll.). Enfin, il y a un lien positif entre la VPU formée et l'acceptation du nouveau dispositif (cette dernière définie comme l'intention de s'engager dans le service). Ce lien passe par le concept médiateur de la Valeur perçue d'échange, définit, lui, comme le Trade-off mental entre la VPU (Bénéfices) et les Coûts perçus (Zeithaml, 1988 ; et coll). Le rôle des facteurs modérateurs (Expertise, facteur Culturel, finalité Non-lucrative, Dynamique de groupe) a été mixte.

Contributions aux théories communicationnelles, limites et perspectives

Nous expliquerons en quoi les résultats contribuent aux théories de la communication d'action et d'utilité sociétale, de la communication pour le développement et plus largement de la communication des innovations, - notamment en ce qui concerne la réception et l'intégration sociale des nouveaux dispositifs, l'appropriation cognitive, la construction des nouveaux usages. Il serait également intéressant de discerner de plus près les apports potentiels du concept de la VPU aux théories de la communication engageante. Ces résultats enrichissent aussi la conceptualisation de la Valeur perçue d'usage dans les théories comportementales telles que la Théorie hiérarchique de la valeur et la Théorie de changement de la valeur désirée, - dès part des apports théoriques, mais aussi méthodologiques (techniques d'exploration de l'intensité de la Valeur). Enfin, ces résultats peuvent servir aux communicants et aux managers des programmes d'appui au développement dans l'élaboration des outils d'analyse et de mesure du comportement des usagers – particulièrement en situation de faible / absente valorisation des nouveaux dispositifs. Toutefois, la présente étude comporte certaines limites : la faible généralisation des résultats ; l'échantillon de convenance ; les difficultés avec la valeur de la « non désirabilité » ; les challenges de l'environnement multilinguistique. Les prochaines étapes seraient alors de réaliser des tests quantitatifs et d'appliquer ces résultats dans des contextes d'autres pays (en développement ou développés) et dans d'autres secteurs (santé publique, environnement...). En outre, il serait intéressant de transposer ces résultats sur des situations de « fausse » valorisation et de « désirabilité individuelle impossible ».

Plan de l'article :

1. Introduction. C4D et le « besoin de comprendre l'usager »
2. Approches communicationnelles à l'intégration sociale des nouveautés
3. VPU, sa formation et son rôle dans l'intégration des nouveaux dispositifs
4. Conclusion. Discussion, les implications et les limites