Cyberlangue et ritualités numériques
Martine Badino Putzka, doctorante I3M
Stéphane Amato Docteur IRSIC
Eric Boutin professeur I3M
Mots clés :
Cyberlangue, ritualités numériques, dispositif socio technique, forum de discussion
Axe choisi : Axe 5 Média
Contexte de la recherche :
La cyberlangue a fait l'objet de nombreuses définitions. Nous retenons celle d'Anis (1999) qui définit la cyberlangue comme un « parlécrit », une langue entre l'écrit et l'oral, un écrit brut, familier, affectif, ludique et socialisant. Cette cyberlangue prend la forme de néographies largement utilisées dans les espaces du web social (Facebook, forum de discussion). La phrase suivante permet d'illustrer en contexte trois formes de néographies de la cyberlangue « OMG ça commeeeeeeeeeeeence à bien faire J » comporte par exemple un acronyme OMG (pour Oh My God) avec un emprunt à d'autres langues, un étirement graphique, un émoticône.
Dans une étude antérieure (Putzka, Boutin, 2012), une analyse exploratoire de la cyberlangue a été réalisée sur un forum de discussion. Cette étude a permis de dégager une typologie enrichie des néographies largement utilisées dans les espaces du web social. En même temps ce travail a montré que les termes de la cyberlangue étaient fortement chargés en émotion. Notre travail permet de prolonger ces observations en montrant la corrélation qu'il existe entre la présence de néographies dans le post d'un forum de discussion et l'orientation positive de ce post : on observe en effet un nombre important de néographies dans les échanges consensuels alors que les néographies sont très peu présentes dans les échanges agressifs. Ces observations nous ont conduits à émettre l'hypothèse d'un rôle pacificateur de la cyberlangue et nous amènent désormais à creuser le concept de ritualités numériques.
Goffman identifie les rites comme des règles de conduite qui lient les personnes entre elles. Le code de ces règles cérémonielles est dans l'étiquette. L'étiquette est une forme de précaution contre les offenses que les individus s'infligent par inadvertance. Goffman démontre que les rites d'interaction, informels en apparence, sont, en réalité, régis par des codes culturels et sociaux inconscients. Les rites d'interaction seront considérés dans cette étude comme des séquences sociales qui fonctionnent à l'insu même des acteurs du processus communicationnel (Lardellier, 2003). Au sens goffmanien, le « rite » est une activité humaine qui traduit l'effort de l'individu pour surveiller et diriger les implications symboliques de ses actes.
Problématique :
Ce travail s'intéresse aux ritualités numériques et s'inscrit dans la logique des travaux conduits par Amato & Boutin (2013).
Notre travail nous conduit dans un premier temps à interroger les théories existantes sur les rites d'interaction chez Goffman (1974), le lien rituel chez Lardellier (2003), et le lien social chez Wolton (1997).
A partir des rites décrits dans la littérature, nous proposons d'identifier différentes formes de rites d'interaction sur un forum de discussion. Cette observation nous permet de dégager une typologie de rites et de voir la place qu'ils occupent dans les dispositifs numériques. Nous proposons une liste non exhaustive des rites que nous avons observés sur ce forum :
- les rites de passage (Van Gennep, 1909), comme forme d'autorisation mutuelle et de production des règles en cours de jeu (Pesce, 2006);
- rites de nostalgie, sous deux formes, nostalgie de la première fois et nostalgie d'une période longue (Kessous, Roux, 2007) ;
- rites de réconciliation, mouvement qui nous dépasse comme un don particulier (Godinot, 2010) ;
- rites de transcendance, qui indiquent un changement en quelque chose d'une autre nature (Grand'Maison J., 1966) ;
- rites de sublimation, qui indiquent un changement en quelque chose de plus élevé ; (Lardellier, 2003)
- rites de distanciation (Lardellier, 2003), attitude qui consiste à ne pas prendre pour soi ce qui n'est pas soi (Descartes) et traduit la neutralité du médiateur (Michel, 1992) ;
- rites d'interruption (R. Pfaller, 2013) ;
- rites de densification (Lardellier, 2003), à rattacher au concept de densification urbaine, créant du lien social ;
- Rites du panopticon, regard du spect-acteur (Lardellier, 2003) et le contrôle de l'individu (Foucault, 1975).
Dans ce travail nous étudions un exemple de forum de discussion comme lieu de l'action rituelle. Le forum constitue un exemple de dispositif techno-sémiopragmatique (DTSP) comme l'ensemble des interactions auxquelles donnent lieu tout média (Klein, Brackelaire, 1999). Un dispositif consiste en un lieu social d'interaction et de coopération (Peraya, 1998).
Cette étude nous permettra de dégager et d'exemplifier une typologie de rites, de les identifier dans notre corpus et de les rattacher aux différentes catégories de néographies, marqueurs de rites.
Question de recherche :
Quelles sont les relations entre rites et nouvelles formes de langage dans les forums de discussion ?
Premiers résultats et contribution:
La contribution de ce travail est double : d'une part, proposer une typologie des rites d'interaction dans les forums de discussion, en second lieu, rapprocher une telle typologie des marqueurs de la cyberlangue. Quelques premiers résultats peuvent être présentés.
Il apparaît que certaines néographies sont davantage associées à une forme de rite, telles que les termes conceptuels interactifs révélateurs du rite de sublimation, les emprunts à d'autres langues marqueurs du rite de transcendance, les étirements graphiques comme marqueurs du rite de densification ou d'évitement, selon la polarité du discours, ou encore les antonomases comme révélateurs du rite de nostalgie ou de distanciation, selon son association à un discours d'adhésion ou de rejet. Les néographies brèves, comme les squelettes consonantiques ou les suppressions graphiques, marquent nettement le rite d'interruption chez l'interacteur, en posture d'observation ou d'imitation.
Références bibliographiques
- Amato S., Boutin E., 2013, Rites d'interaction et forums de discussion en ligne
- Anis J. 2002, « Communication électronique scripturale et formes langagières : chats et SMS », Poitiers, Actes des Quatrièmes Rencontres Technologiques, 31 mai-1 juin 2002
- Augé M., 2010, Pour une anthropologie des mondes contemporains, Champ Flammarion
- Foucault M., 1975, Surveiller et punir, Gallimard, Paris
- Godinot E., 2010, La réconciliation, source de mieux-être individuel et collectif, IRNC
- Goffman E., 1973, La mise en scène de la vie quotidienne 1 : la présentation de soi, Les éditions de Minuit, Paris
- Goffman E., 1974, Les rites d'interaction, Les éditions de Minuit, Paris
- Grand'Maison J., 1968, Le monde et le sacré, Les Editions ouvrières
- Hendler J., Shadbolt N., Hall W., Berners-Lee T., Weitzner D, 2008, Web science: an interdisciplinary approach to understanding the web. Commun. ACM 51, 7 (July 2008), 60-69
- Kessous A., Roux E., 2008, Les connexions nostalgiques : une double approche du discours des consommateurs
- Klein A., Brackelaire J.-L., 1999, Le dispositif : une aide aux identités en crise ?
- Lardellier P., (2003), Théorie du lien rituel. Anthropologie et communication, L'Harmattan, Paris
- Lardellier P., 2013, Nos modes, nos mythes, nos rites, Editions EMS
- Michel J.-L., 1992, Essai sur la société médiatique
- Pesce S., 2006, Le rite de passage comme forme d'autorisation mutuelle
- Peraya D., 2000, Le cyberespace : un dispositif de communication et de formation médiatisées
- Perin P., Gensollen M., 1992, La communication plurielle : l'interaction dans les téléconférences
- Pfaller R., 2013, Lasst euch nicht verführen (Ne vous laissez pas séduire)
- Rostaing H. 1996, La bibliométrie et ses techniques, Sciences de la Société / CRRM, ISSN 1168-1446, Collection "Outils et méthodes", 131 pages
- Van Gennep A., 1909, Les rites de passage, Routledge Library Editions
- Wolton D., 1997, Penser la communication, Champ Flammarion