L'engouement actuel pour les démarches performance des services de santé, sociaux et médico-sociaux, découle de deux exigences de plus en plus fortes. D'une part, la population, et par conséquent les appareils politiques et gestionnaires s'inquiètent de plus en plus de l'état de leur système de santé. Des réformes et des restructurations majeures ont eu lieu à peu près partout et l'impact de ces transformations reste à démontrer. D'autre part, on observe à peu près partout d'importantes variations dans les coûts et dans la qualité des services dispensés. Ces constats exercent de fortes pressions pour améliorer la performance du système de soins. Dans cette perspective, la loi Hôpital Patient Santé Territoires a institué l'Agence Nationale d'Appui à la Performance des établissements de santé et médico-sociaux. Elle a notamment pour mission la conception et la diffusion d'outils et de services, d'appui et d'accompagnement, d'évaluation, d'audit et d'expertise pour permettre aux établissements d'améliorer leur performance et en particulier la qualité de leur service aux patients et aux usagers.
Ces démarches mobilisent de nombreux dispositifs de communication managériale (communication interne, systèmes d'information, tableaux de bord, indicateurs, TIC) qui visent tous à augmenter la performance des organisations de santé et à publiciser cette performance. Nous voudrions montrer dans cette communication combien ces dispositifs contribuent en fait à l'augmentation des difficultés rencontrées par les acteurs au travail, les risques psychosociaux, la diminution de l'engagement dans le travail.
En effet, depuis les actes I et II de la décentralisation de l'État, le management public s'opère en tension entre les modèles normatifs Institutionnels visant une gestion prescriptive, rationalisante et procédurale et l'émergence de formes organisationnelles locales relevant d'une gestion sociale des processus organisationnels complexes. Cette tension génère une forme instable des modèles managériaux qui oscillent entre les normes technicistes héritées d'une administration de type wébérienne et celles de l'autonomie, de la responsabilité et de l'adaptabilité du NMP : ces dissensions contraignent, en pratique, la fonction managériale locale. De fait, elles biaisent partiellement les processus de régulation et de décision inter et intra-organisationnels entre l'État, les services déconcentrés et les établissements publics, là où précisément le management devrait être opérant et servir d'intermédiaire. À ce niveau, les dispositifs numériques - limités présentement à des fonctions informatives, prescriptives et de contrôle - pourraient être envisagés comme outils pour la capitalisation des « mémoires organisationnelles » instituées en vue d'une régulation sociale des formes locales émergentes. La mise en réseau des acteurs et de leurs expériences organisationnelles laisse envisager l'idée d'un modèle de gouvernance inductive et collaborative. En ce sens - sous certaines conditions – les dispositifs numériques pourraient permettre à la fois d'améliorer les processus de régulation et de décision entre le local et le national, de penser les systèmes publics en termes d'organisations apprenantes et surtout de rendre plus efficient le management public sans pour autant basculer dans l'utopie de la transparence, du contrôle ou de la (re)centralisation.
Ainsi, les cadres de proximité par exemple, subissent à tel point ces dispositifs que leur professionnalité même peut être remise en cause. En effet, de nombreuses réformes ayant pour objectif la modernisation et à la rénovation du système de santé, se sont succédées à un rythme soutenu depuis une quinzaine d'années en France. Ces réformes visent toutes l'intégration des soins et des services et à améliorer leur performance. Elles impliquent une redistribution importante des responsabilités entre les différents niveaux du système de santé et mobilisent de nombreux dispositifs de normalisation et de transformation des activités de prise en charges des patients et usagers. Différentes études (Gadéa, 2009) ont montré le faible niveau relatif du taux d'encadrement dans le secteur hospitalier et plus généralement dans les structures de santé. Elles montrent aussi la complexification des missions du système hospitalier et l'impératif accru de qualité des services rendus aux usagers. Les cadres sont mis au défi de porter la déclinaison d'une adaptation rapide de tous les agents aux nouvelles exigences posées tant par la tutelle politique que par les attentes publiques. La plupart des observateurs s'accordent ainsi pour estimer que le rôle des cadres a considérablement évolué, au point d'être devenu assez écrasant, protéiforme, avec un contenu croissant d'activités « invisibles ». La résurgence d'une demande forte de définition de soi par le métier, conjuguée à une plainte croissante de reconnaissance (mission De Singly 2009) interroge le chercheur sur les mécanismes de construction de l'identité au travail et révèle une incapacité des modes de gestion et de management à satisfaire l'aspiration à une meilleure reconnaissance de l'activité de travail et des formes d'engagement subjectif.
Nous pourrions donc observer la disparition du travail, l'occultation de l'exercice de la puissance de pensée et d'action des sujets, par ailleurs nécessairement engagée dans tout type de travail, alors qu'il faut rendre, organiser, mesurer ce qu'elle produit. Les systèmes de contrôle et donc d'évaluation se polarisent désormais sur le couple objectifs-résultats, accompagné latéralement de procédures. On assigne aux agents des objectifs et on mesure les résultats obtenus relativement à ces objectifs. Les procédures accompagnent et contrôlent à la fois, mais elles ne disent rien du travail réellement exercé, d'autant moins que ce travail est davantage intellectuel et relationnel. Ces dispositifs de communication organisationnelle et managériale font donc l'impasse sur la réalité et l'épaisseur du travail engagé, et donc sur la puissance des individus au travail (Zarifian 2010 ; Clot 2011). Ainsi, pour légitimes qu'elles soient, les démarches « performance » qui ne questionneraient pas leurs fondements épistémologiques et ne prendraient pas en compte la complexité des organisations, des cultures qui les composent, comme la complexité des logiques d'intervention dans les champs sanitaire et social, risquent des effets de contre productivité. Ces démarches et les outils de communication associés ne feraient alors que contribuer aux mouvements apparent de rationalisation du travail et de contrôle des activités, mais qui paradoxalement, ratent l'essentiel du travail : la part d'initiative, d'invention, de création et de sens que les professionnels mettent en œuvre.
La question sera donc de voir comment les dispositifs de communication managériale percutent les formes héritées du travail des cadres jusqu' à rendre invisible le travail lui-même et éphémère toute forme de professionnalité stable.
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