Notre communication propose de mettre en perspective études en SIC sur la vie privée et éducation à la culture numérique.
Nous reprenons ici les résultats issus de notre travail de thèse (Pierre), enrichis par d'autres terrains, sur les réseaux socionumériques (RSN), le traitement des données personnelles, l'identité numérique et les pratiques numériques des adolescents. En s'orientant sur cette population, notre problématique s'est concentrée sur les problèmes d'apprentissage : comment les nouveaux utilisateurs s'approprient un outil de socialisation médiatisée ? Comment sont-ils accompagnés dans leurs usages ? Qu'est-ce que leurs usages nous apprennent sur la vie privée ?
Ce questionnement oblige le chercheur à poser son regard à la fois sur les usagers, sur les concepteurs de ces outils numériques (designers et entrepreneurs), et sur les prescripteurs, régulateurs et autres médiateurs (enseignants, journalistes, législateurs). Pour étudier les relations entre ces différents acteurs, il nous faut adopter une approche à la croisée de différentes dimensions, une approche que seules les sciences de l'information et de la communication (SIC) nous permettent. Nous postulons alors que si les SIC sont à même de construire une analyse systémique des situations de communication relevant de la vie privée, notamment en contexte numérique, elles peuvent aussi contribuer à construire des apprentissages autour de ces situations. Nous proposons ainsi de voir dans quelle mesure une approche informationnelle et communicationnelle de la vie privée peut contribuer à élaborer une éducation à la vie privée.
Trois hypothèses majeures traversent notre réflexion : 1, les SIC disposent des outils pour comprendre les articulations et les tensions entre acteurs engagés dans des situations de communication relevant de la vie privée ; 2, même si les pratiques s'inscrivent dans un temps long (socialisation, expression de soi), cette configuration est en cours d'évolution et requiert des médiations nouvelles ; 3, au cours de cette phase, chacun des acteurs de cette configuration doit être accompagné de manière spécifique.
En analysant la couche informatique des TICs numériques, leur usage ordinaire et les stratégies des firmes et des institutions, nous construisons alors une « méthodologie inter-dimensionnelle » (Miège) pour comprendre la « configuration sociotechnique » de la vie privée (Rebillard). En deçà de ce méta-cadre théorique, chaque dimension appelle un cadre d'analyse spécifique que nous présenterons plus tard. Par ailleurs, chaque dimension a été explorée dans des terrains spécifiques : documentation technique et interfaces des RSN, liste de discussion d'ingénieurs, données financières et discours d'escorte des entreprises, textes de lois, observation des usages et entretiens individuels avec des usagers et médiateurs, revues de presse.
Notre propos n'est pas de présenter les résultats de notre étude sur la vie privée, mais de montrer en quoi une telle approche, présente également dans un corpus plus vaste, peut contribuer à construire une éducation à la culture numérique. Cette contribution étant attachée à la spécificité de notre approche, nous la présenterons dans un premier temps, avant d'aborder les spécificités d'une éducation à la culture numérique.
1, Qu'est-ce qu'une approche informationnelle et communicationnelle de la vie privée ?
Si notre cadre théorique emprunte à plusieurs disciplines, leur focale reste cependant trop parcellaire : pour prendre un seul exemple, l'économie ou le droit vont questionner la structure des réseaux croisés (Sonnac) ou l'équilibrage des coûts et des gains (Acquisti) au détriment des potentialités d'intersubjectivation.
Au contraire, l'approche inter-dimensionnelle vise à relier l'économie scripturaire (Souchier, Jeanneret) et l'économie politique de la communication (Miège, Moeglin, Lacroix et Tremblay, Bouquillion, Rebillard) : plus que les discours de surface, l'élaboration de l'architecture informationnelle des RSN (Rogers, Rieder) reflète la stratégie des firmes comme Google et Facebook. Elle révèle également des enjeux sociosymboliques en termes de temporalité (Gomez-Meija), de mémoire (Merzeau), de capacitation de soi (Proulx). La sémio-pragmatique (Odin) nous permet de repérer le différentiel entre l'intention sémiotique et la praxis ; la communication médiatisée par ordinateur, en repartant de Goffman, va intégrer le dispositif technique dans le cadre participatif (Beaudouin, Cardon, Granjon, Denouël, boyd, Pastinelli).
Parce que la multiplicité des situations de communication relevant de la vie privée emprunte à chacune de ces dimensions, il convient de les relier moins pour les comprendre que pour les faire comprendre.
2, Qu'est-ce qu'une éducation à ... ?
Plusieurs programmes accompagnent les utilisateurs dans la prise en main des dispositifs numériques. Émanant des institutions nationales ou européennes, ils se concentrent sur différentes tranches d'âge. Ils se divisent cependant en deux catégories : animés par des représentants de la loi, ils visent à sensibiliser les plus jeunes. Internet est présenté exclusivement comme un vecteur de risque, laissant dans l'ombre les potentialités d'individuation et de socialisation. Animés par des ingénieurs, ils reconstruisent la technique en une panacée sociale, et visent d'abord à l'acquisition de savoir-faire informatiques (une instruction plus qu'une éducation, Lange). Tous ces programmes ambitionnent d'être normatifs, à la fois dans la forme qu'ils adoptent (B2I par exemple) et dans les comportements. C'est en effet une certaine acception de la vie privée qui est véhiculée (pour le dire vite : un cloisonnement des espaces sociaux), alors que nos enquêtes de terrain montrent une tendance chez les usagers à bricoler la technique pour décloisonner et reconnecter leurs différentes activités tout en cherchant à préserver l'intégrité contextuelle (Nissebaum). C'est là l'élément le plus prégnant quand les SIC prennent la vie privée pour objet d'étude.
Pourtant des multiples intentions, et expérimentations, émergent, autour de la notion de littératie médiatique numérique (Serres) : initié en France dans le cadre de l'information-documentation, épaulé par des chercheurs en sciences de l'éducation, le projet d'une littératie numérique consiste à élaborer un curriculum entre connaissances, compétences et expériences à vivre (Ross, 2000) autour du document, des pratiques et des dispositifs numériques (de la lecture sur écran à la problématisation, de l'utilisation d'un moteur de recherche à la composition d'un document argumenté, du téléchargement illégal aux modèles économiques des industries culturelles, de la gestion d'une identité numérique aux usages des réseaux socionumériques). C'est dans ce cadre qu'il nous semble opportun que les SIC contribuent à une éducation à la culture numérique, dont l'une des briques concerne les situations de communication relevant de la vie privée.
3, Vers une éducation pour tous à la vie privée
En faisant de l'individu un acteur éclairé, l'éducation permet de (re)prendre le contrôle sur les processus dans lesquels l'individu est engagé. Or l'opacité caractérise la plupart des processus attachés à la médiation de la vie privée : parce que les interactants veulent préserver les contenus qu'ils s'échangent, parce que les ressorts psychologiques de ces échanges sont paradoxaux, parce que les mécanismes informatiques sont particulièrement complexes, parce les partenariats économiques et les intentions véritables des firmes ne sont pas explicités, parce que les discours médiatiques font preuve d'hyperbole sur les pratiques réelles. Tout cela brouille au final l'activité législative, dont les agents peinent à comprendre ces rouages, et dont les procédures sont elles-mêmes très complexes. Cela brouille également les actions didactiques qui peuvent être conduites à ce sujet. Il nous faut alors concevoir que l'éducation à la culture numérique est une éducation pour tous : ingénieurs, designers, informaticiens, entrepreneurs, législateurs, médiateurs, pédagogues, parents, usagers.
Denouël J., « Identité », Communications, vol.1, n°88, 2011, p.75-82
Denouël J., Granjon F., « Exposition de soi et reconnaissance de singularités subjectives sur les sites de réseaux sociaux », Sociologie, n°1, 2010
Flichy P., (2004), « L'individualisme connecté entre la technique numérique et la société », Réseaux, vol.2, n°124, 17-51
Miège B., « Pour une méthodologie inter-dimensionnelle », Revue française des sciences de l'information et de la communication, n°1, 2012
Nissenbaum H., (2010), Privacy in Context: Technology, Policy, and the Integrity of Social Life, Stanford University Press, Palo Alto, CA (2010)
Odin R., (2011), Les espaces de communication : introduction à la sémiopragmatique, Grenoble : Presses universitaires de Grenoble, 2011
Pierre J. (2013), Le cadre privatif : des données aux contextes. Approche interdimensionnelle des enjeux de médiation de la vie privée. Thèse de doctorat en sciences de l'information et de la communication, sous la direction de F. Martin-Juchat, soutenue publiquement le 19/04/2013 à l'Université de Grenoble-Alpes.
Rebillard F., Le Web 2.0 en perspective. Une analyse socio-économique de l'internet, Paris : L'Harmattan, 2007
Rieder B., (2010), « Pratiques informationnelles et analyse des traces numériques : de la représentation à l'intervention », Études de communication, vol. 2, n°35, 91-104
Rogers R., (2004), Information Politics on the Web, Cambridge (NY), MIT Press
Alexandre Serres « Introduction », Les Cahiers du numérique 3/2009 (Vol. 5), p. 9-23
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