Progrès technique et évolution sociale et politique sont souvent associés au processus même du développement humain et démocratique. Ces quinze dernières années, ce mouvement connaît un considérable renouvellement à travers la croissance fulgurante d'Internet, notamment depuis 2003 (version 2.0 qui permet une plus large participation de l'internaute). Les dispositifs socio-techniques de communication apparaissent comme un élément essentiel de la médiation démocratique. Les Sciences de l'Information et de la Communication se sont rapidement emparées de cette problématique. D'optimistes visions du lien entre numérique et démocratie ont proposé les concepts de cyberdémocratie (Pierre Lévy)2 ou encore de télédémocratie (Arterton)3. Depuis lors, ces notions et leurs dérivés sont constamment mis en exergue par les acteurs du monde politique et médiatique.
Toutefois, la récente pétition mise en ligne par le collectif d'écrivains internationaux « Pour une défense de la démocratie à l'ère du numérique »4, montre bien qu'elles ne sont pas acceptées de manière unanime. De nouvelles interrogations surgissent régulièrement, alors que certains intellectuels et chercheurs portent un regard critique sur le caractère réellement participatif des nouveaux médias (Dominique Wolton et Philippe Breton)5dont, pourtant, la forme et les caractéristiques auraient pu encourager l'émergence d'un véritable espace délibératif favorisant l'insertion du citoyen dans un débat démocratique.
La capacité à penser et repenser les interactions entre Internet et démocratie participe aujourd'hui du renouveau constant des SIC. Les études de terrain en SIC montrent combien non seulement ces thématiques se positionnent au cœur de la dynamique épistémologique et problématique de la discipline, mais aussi combien l'apport des Sciences de l'information et de la communication est vital à la compréhension de ces enjeux par l'ensemble de la société, permettant l'acheminement vers une réflexion collective capable de débloquer un système démocratique où la confiance envers les institutions traditionnelles semble en grande partie enrayée (Serge Halimi)6.
Les SIC ont de manière précoce proposé la vision d'une démocratie participative par Internet. Aujourd'hui, cette conception est réinjectée dans le discours politique, notamment par les usages politiques de ce nouveau média. Nous chercherons ici à définir l'influence des notions de démocratie participative par Internet et de cyberdémocratie dans la vie politique et numérique locale d'une ville moyenne, principalement à travers l'emploi politique des médias numériques.
Penser les rapports entre médias et démocratie apparaît en effet comme une problématique constitutive de la discipline car elle est tout à la fois fédératrice par son objet et extrêmement polémique, les analyses formulées par les auteurs fondateurs s'opposant régulièrement quant à l'évaluation de l'impact des développements technologiques sur le fonctionnement démocratique, l'un des premiers objets de cette dichotomie disciplinaire étant la télévision. Marshall Mac Luhan affirme en 1968 que : « La réflexion banale et rituelle du lettré classique, que la télévision s'adresse à un public passif, est fort éloigné de la réalité. La télévision est avant tout un médium qui exige comme réaction une participation créatrice. »7 Jean Baudrillard considère à l'inverse le dispositif médiatique de la télévision comme non démocratique, voire comme anti-démocratique car il ne permet par la rétroaction du récepteur vers l'émetteur après la réception du message. C'est donc une communication à sens unique8.
Ce problème semble aller vers sa résolution avec le développement d'Internet, puisque celui-ci permet l'échange différé ou direct, la réponse, donc le débat et l'interaction à tous les niveaux.
L'imaginaire organisé autour d'Internet et la démocratie trouve sa place dans l'espace public à travers l'idée qu'une démocratie participative et consultative numérique pourrait répondre à la crise de la représentation et de la participation démocratiques traditionnelles9.
La réflexion des SIC a nourri cet imaginaire, qui a son tour a été conçu comme un objet d'étude par la discipline,10 donnant naissance à une très importante production scientifique. Les objets étudiés sont variés (Simon Gradas11 et sur le blog, Nicolas Pélissier12 et Nikos Smyrnaios13 sur le réseau social Twitter) et les analyses diverses dans leurs conclusions. Arterton en 1987, voit déjà les réseaux sociaux et nouveaux médias comme un outil qui permettrait l'accomplissement du fonctionnement démocratique, et qui répondrait directement au problème de l'apathie politique (Moses I. Finley).14
Pourtant, la question de la création d'un espace de débat réel ayant des répercussions effectives sur le système démocratique reste entière. Patrice Flichy reconnaît que si la pluralité de l'information permise par Internet enrichit la réflexion du citoyen-internaute, celui-ci ne devient pas systématiquement un outil de débat démocratique et de prise de conscience politique15. Stéphanie Wojcik et Fabienne Greffet soulignent toutes les nuances à apporter à la notion de débat politique en ligne.16
En analysant les pratiques constituées par des hommes politiques locaux autour des nouveaux dispositifs techniques de communication, nous interrogerons l'impact de la réflexion proposée par les SIC sur la relation entre démocratie et Internet. Il s'agira de comprendre comment cette dernière est intégrée aux systèmes locaux de communication politique, comment elle se traduit par la mise en visibilité numérique de l'homme politique par lui-même17, et, finalement, comment elle influence le rapport de celui-ci à l'internaute-citoyen.
Nous concentrerons notre étude sur trois médias (le blog ou le site Internet, la page Facebook, le compte Twitter) dans quatre villes moyennes (Toulon et Mulhouse, municipalités à dominante UMP; Grenoble et Dijon, municipalités à dominante socialiste). L'analyse sera qualitative (« non métrique, intensive [...] Le but en est de rendre compte des « pratiques usuelles » et des représentation ordinaires [...]» selon Denise JODELET 18 et portera sur le contenu publié par les candidats aux élections municipales (2014) des principaux partis représentés, sur les réponses fournies aux questionnements des internautes, ainsi que sur les réponses de ces mêmes internautes.
Quatre critères serviront de base analytique :
- le type de médias employés par les candidats (classés en fonction de l'âge, de l'appartenance politique, de leur envergure strictement locale ou plus nationale)
- les thématiques abordées par les candidats ainsi que la récurrence des termes suivants dans leur utilisation des différents médias : participation, démocratie, citoyens, numérique, Internet, démocratie locale...
- le nombre de réponses fournies et reçues par les internautes, la longueur et la thématique de ces mêmes réponses
- la fréquence de liens de redirection vers des sites à caractère d'analyse politique et/ou de promotion de la démocratie ; le nombre de citations de ces mêmes sites.
Notre plan présentera dans un premier temps les axes et la méthodologie de l'enquête. Il en dégagera ensuite les résultats et les confrontera aux conclusions d'autres travaux portant sur cette problématique. Enfin, il questionnera l'apport des SIC sur cette question ainsi que les éléments prospectifs apportés par la discipline quant au développement de la démocratie par Internet.
1 LEVY, Pierre, Cyberdémocratie. Essai de philosophie politique, Paris, Editions Jacob, 2001, 283p.
2 ARTERTON, Franck, Christopher, Teledemocracy. Can Technology protect Democracy ?, 1987
3 Texte publié et mis en ligne le 11 décembre 2013 : http://blogs.mediapart.fr/blog/jamesinparis/111213/pour-une-defense-de-la-democratie-lere-numerique
4 BRETON, Philippe, Le culte d'Internet. Une menace pour le lien social ?, Paris, La Découverte, 2000, 124p.
5 HALIMI, Serge, « Le temps des jacqueries », Le Monde diplomatique, N°718, janvier 2014, p.18
6 MAC LUHAN, Marshall, Pour comprendre les média, Paris, éditions du Seuil, 1968, p.368
7 BAUDRILLARD, Jean, Pour une critique de l'économie politique du signe, Paris, Gallimard, 1972, 275p.
8 WOJCIK, Stéphanie, GREFFET, Fabienne, « Parler politique en ligne. Une revue des travaux français et anglo-saxons », Réseaux, N°150, 2008, pp.19 à 50
9 FLICHY, Patrice, L'imaginaire d'Internet, Paris, La Decouverte, 2001, 272p.
10 GRADAS, Simon, « La médiation politique comme cadre de l'analyse de l'évolution des pratiques de communication au sein de l'espace public local », Dossier du GRESEC, 2010, pp.12 à 25
11 PELISSIER, Nicolas, GAZELLOT, Gabriel, Un monde en tout petit ?, Paris, L'Harmattan, 2013, 254p.
12 RIEDER, Bernhard, SMYRNAIOS, Nikos, « Pluralisme et infomédiation sociale de l'actualité : le cas de Twitter », Réseaux, N°176, 2012, pp. 105-139
13 FINLEY, I., Moses, Démocratie antique et démocratie moderne, Paris, Editions Payot et Rivages, 2003, p.49
14 FLICHY, Patrice, « Internet et le débat démocratique », Réseaux, N°150, 2008, pp. 159 à 185, p.176
15 WOJCIK, Stéphanie, GREFFET, Fabienne, « Parler politique en ligne. Une revue des travaux français et anglo-saxons », Réseaux, N°150, 2008, pp.19 à 50
16 GRADAS, Simon, « La médiation politique comme cadre de l'analyse de l'évolution des pratiques de communication au sein de l'espace public local », Dossier du GRESEC, 2010, p.19
17 in MOSCOVICI, Serge, BUSHINI, Fabrice, (dir), Les méthodes des sciences humaines, Paris, Presse Universitaires de France, 2003, p.150-151