Penser les techniques et les technologies : Apports des Sciences de l'Information et de la Communication et perspectives de recherches
4-6 juin 2014 Toulon (France)
Mercredi 4
Arts et création
Discutants : Pascal Robert et Philippe Dumas
› 15:00 - 15:30 (30min)
› Amphi 300
Poésie et recherche en TIC : contribution des sciences de l'information et de la communication
Annie Gentes  1@  
1 : Telecom Paristech  (codesignlab)  -  Site web
Télécom ParisTech, Institut Mines-Télécom
46, rue Barrault, 75013 Paris -  France

Deux types de discours définissent généralement les productions scientifiques: logique (épistémologie des sciences) et rhétorique (sociologie des sciences). Nous suggérons qu'un troisième discours - issu des sciences de l'information et de la communication - peut également analyser les projets de recherche comme des productions poétiques. Les sciences de l'information et de la communication, puisant dans leur héritage des sciences humaines, permettent d'analyser les pratiques d'invention de langage et d'image en cours dans les recherches en technologies de l'information et de la communication. Notre hypothèse est que les SIC peuvent, par leur attention aux pratiques de mise en sens dans des objets et des textes, contribuer à comprendre ce qui est de l'ordre de la conception dans les pratiques humaines.

 

Epistémologie et sociologie des sciences

Les efforts de la science pour créer et tester des hypothèses[1] scientifique sont basés sur des démonstrations logiques qui la distinguent des discours communs et autres connaissances sociales. Les épistémologies des sciences détaillent les méthodes de validation de ce qu'elles construisent comme des faits, vrais ou faux. Méthodes inductives et déductives sont discutées. Mais la science s'appuie aussi sur des stratégies pour défendre un territoire, plaider une cause, se défendre des ennemis, et recueillir des disciples. Cette partie stratégique de la science a été analysée par la sociologie des sciences après Latour[2]. La sociologie des sciences et des technologies a montré que faire de la science implique de la défendre et donc l'élaboration d'une rhétorique qui va convaincre les parties prenantes[3].

 

Cependant, certains textes (non seulement linguistiques mais aussi des images comme des dessins, des photographies et des vidéos) qui sont produits dans le cadre d'un projet de recherche ne peuvent pas être totalement décrits par leur construction déductive ou inductive des faits, ni par leur fonction rhétorique. Pourquoi nommer une technologie Bluetooth après un roi du Danemark ? Pourquoi choisir un personnage de dessin animé - Popeye - pour qualifier un projet de recherche sur la communication mobile ad hoc? Et pourquoi raconter toutes sortes d'histoires là où l'on pourrait s'attendre à communiquer des informations techniques concentrées sur des algorithmes et des implémentations matérielles ? Nous proposons la réponse suivante: la recherche pour créer des technologies n'est pas seulement basée sur des démonstrations logiques, ou sur des négociations entre les acteurs. Elle bénéficie tout autant des associations subjectives et culturelles, des activités poétiques liées au langage et à l'image. Les représentations symboliques élargissent les observations et les définitions que les chercheurs obtiennent dans leur cadre méthodologique. Ces pratiques langagières et imaginaires des chercheurs en ingénierie peuvent être analysées comme une partie intégrante du processus de recherche plutôt que jetées comme de « simples » actions de communication ou de valorisation. Nous soutenons que les ingénieurs, les concepteurs et les scientifiques élargissent leur travail avec leurs compétences littéraires et humanistes que nous proposons d'appeler leur posture poétique. Ignorer les aspects poétiques de leur travail nous semble préjudiciable à une compréhension claire de la partie inventive de la recherche, celle que Peirce considère comme la seule partie créative de la science en analysant les processus sémiotiques abductifs[4].

 

Une posture poétique

Avant d'analyser certaines de ces productions poétiques de la science, nous proposons de commencer par la définition d'Aristote de la « poétique »[5] et sur son développement dans la théorie littéraire afin de comprendre ce qui est en jeu dans ces images et histoires. En particulier, le linguiste Jakobson propose un modèle du langage qui prend en considération ses différentes fonctions[6]. Le poète et analyste littéraire Paul Valéry décrit la posture poétique lorsque l'écrivain ou l'artiste déroule des aspects du monde latents ou possibles[7].

Ces pratiques créatives dans les projets de recherche ont récemment été le sujet d'études dans les textes scientifiques[8], en ethnographie par exemple[9]. Les images scientifiques ont été notées pour leur ambition esthétique[10]. Les sociologues de la science, Burri et Dumit soulignent l'«engagement» que les images produisent et en particulier comment elles ont un rôle déterminant dans la production des connaissances scientifiques[11].

 

Bien que ce thème ait été étudié en particulier en STS, nous pensons que la contribution des sciences de l'information et de la communication porte sur la dimension conceptive, proprement poétique, de ces pratiques . Nous devons d'abord identifier la diversité des productions poétiques - non seulement des images de la science, mais aussi toute une gamme d'autres productions comme les noms et logos. Deuxièmement, nous devons remettre en question leurs relations et leur impact sur le projet.

 

Méthodes

Pour étudier la posture poétique des inventeurs - designers et les ingénieurs - nous avons associé deux traditions méthodologiques des SIC. L'auteur a observé et a participé à des projets de recherche, de leur conception à leur réalisation et a pu donc étudier la façon dont les noms et les récits ont joué un rôle dans la maturation de l'invention. Ces observations ont été complétées par des entretiens en profondeur avec les différents acteurs des projets. Ces méthodes issues de sciences sociales ont été complétées par des méthodes issues des sciences humaines : analyse littéraire des textes, étude sémiotique des documents, analyse des médias. Ces analyses se concentrent sur le sens - tel que défini dans la sémiotique[12], l'anthropologie de la culture matérielle[13] et, plus récemment, en recherche en design[14]. Elles étudient les références à certaines traditions littéraires ou visuelles qui sont utilisées dans des vidéos, des textes, des photos. Ces analyses montrent comment les mots et les narrations peuvent non seulement décrire la technologie, mais aussi porter l'imagination de la technologie plutôt que les faits, et, ce faisant, influencer la manière dont les chercheurs pensent leurs projets. Plusieurs aspects de ce processus poétique sont exposés dans cet article: nommer une technologie avec ce qui va devenir un nom commun, baptiser un projet avec un nom propre, et travailler sur la concentration de contenus avec un logo.


[1] Alan F. Chalmers, What is this thing called Science?, 3e éd. (Hackett Publishing Co., 1999).

[2] Bruno Latour, Science in Action: How to Follow Scientists and Engineers through Society (Harvard University Press, 1988).

[3] Edward J Hackett et Society for Social Studies of Science, The New Handbook of Science and Technology Studies (Cambridge, Mass.: MIT Press : Published in cooperation with the Society for the Social Studies of Science, 2007).

[4] Charles Sanders Peirce, Collected Papers of Charles Sanders Peirce, Volumes I and II: Principles of Philosophy and Elements of Logic, éd. par Charles Hartshorne et Paul Weiss, First Edition (Belknap Press of Harvard University Press, 1932).

[5] Aristoteles et Michel Magnien, Poétique (Paris: Libr. Générale Française, 1990).

[6] Nicolas Jakobson, Essais de linguistique générale. [1], (Paris: les Éd. de Minuit, 1981).

[7] Paul Valéry, Paul Valéry : Oeuvres, tome 1 (Gallimard, 1957).

[8] Maeve Olohan, éd., Intercultural Faultlines: Research Models in Translation Studies: Textual and Cognitive Aspects v. 1 (St Jerome Publishing, 2000).

[9] James Clifford et George E. Marcus, éd., Writing Culture: The Poetics and Politics of Ethnography (University of California Press, 1986).

[10] Monique Sicard, Images d'un autre monde : La Photographie scientifique, Centre national de la photographie : Ministère de (Centre national de la photographie : Ministère de, 1991).

[11] Burri, R.V., Dumit, J.: Social Studies of Scientific Imaging and Visualization, In : Hackett, E., Amsterdamska, O., Lynch, M., Wajcman (eds.) The Handbook of Science and Technology Studies, Third Edition, pp. 297--317. MIT Press (2007)

[12] Umberto Eco et Chantal Roux de Bézieux, L'oeuvre ouverte ([S.l.]: Éd. du Seuil, 1979).

[13] Keane, W.: Semiotics and the Social Analysis of Material Things, Language & Communication, vol.23, pp. 409–425 (2003)

[14] klaus krippendorff, Semantic Turn: New Foundations for Design, 1re éd. (Taylor & Francis, 2007).


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