Notre propos dans cette communication sera d'interroger les tensions qui s'expriment autour des restructurations de la recherche à travers le thème particulier du développement des nanotechnologies. Sur un plan théorique, nous chercherons à approfondir la question de l'articulation entre système et monde vécu, suivant la distinction opérée par Habermas. Plus précisément, c'est la question des motifs et des moyens de la résistance de la sphère scientifique au système politico-économique que nous souhaitons poser à travers l'exemple de ces nouvelles technologies.
Les années 2000 ont vu s'accélérer la tendance à une recomposition de la recherche selon des enjeux économiques à travers un encouragement au transfert de technologie et à l'innovation. La pression systémique tend ainsi à imposer à la sphère de la recherche des finalités de développement économique. Cela se traduit notamment par une évolution du financement de la recherche publique, caractérisée par la baisse de la part des financements récurrents et l'augmentation de la part des financements sur projets (Hubert et Louvel, 2012), évolution entérinée par la création de l'ANR en 2005. Ces transformations s'incarnent dans les évolutions des institutions "classiques" de la recherche (organismes de recherche, universités) mais également dans la création de nouvelles structures.
A l'intérieur de cette tendance générale, notre question est de voir si le thème des nanotechnologies opère un clivage dans la relation entre la sphère scientifique et le système. Présentées par les gouvernements au niveau mondial comme la prochaine « révolution industrielle », promettant de nombreuses créations d'emplois et d'importantes retombées économiques, les nanotechnologies sont portées par la sphère systémique comme un vecteur de l'innovation. Parce qu'elles sont au cœur des discours sur la convergence, lui-même au cœur des « discours de politique scientifique » (Miège et Vinck, 2012), la structuration par la politique scientifique du champ des nanotechnologies est particulièrement pertinente lorsqu'il s'agit d'étudier les transformations de la politique de recherche (Hubert et al., 2012)
Nous montrerons ici à partir de l'exemple d'un établissement toulousain, l'ITAV (Institut des technologies avancées en sciences du vivant), que les transformations en cours de la politique de recherche se heurtent à une résistance de la part de la sphère scientifique. Nous analyserons la façon dont ces tensions, traduites ici en tant que tensions entre des valeurs, portées par la sphère de la recherche, et des enjeux économiques et de pouvoir, pèsent sur les rapports entre le système et le monde vécu, révélant ainsi un problème d'entente. Notre analyse s'inscrit ainsi pleinement dans le champ des sciences de l'information et de la communication. En effet, la théorie de la société de Habermas offre un cadre pertinent en ce qu'elle permet de penser le clivage entre deux espaces distincts que sont la sphère régulée du pouvoir et l'espace public, espace de la communication. La sphère du pouvoir, incarnée par la politique de recherche, cherche à peser sur une activité, ici l'activité scientifique. Nous proposons ainsi d'étudier le champ des nanotechnologies dans sa dimension de révélateur des tensions qui s'expriment dans la sphère scientifique face à la recomposition de la recherche portée par le système. Nous pouvons alors poser la question de la résistance de la sphère scientifique à ces transformations et nous intéresser à la fois aux motifs qui la fondent et aux moyens dont elle s'exprime. « L'objet même des théories de la communication est donc bien identifié : penser la communication, et non l'action, comme étant sociétalement constituante » (Chaskiel, 2005).
En analysant les motifs défendus par la sphère de la recherche, nous attacherons une attention particulière à la défense de l'autonomie. En effet, celle-ci est constitutive de l'activité de recherche et couramment opposée à la tendance systémique à imposer à l'activité de recherche des contraintes de résultats et de collaboration avec l'industrie. A l'intérieur du schéma habermassien, cette notion d'autonomie défendue par la sphère scientifique pose une question théorique intéressante puisqu'elle peut être définie ni comme un agir communicationnel, ni comme un agir stratégique.
Le travail de terrain s'attache à reconstruire, à travers le dépouillement de documents et des entretiens semi-directifs, le processus de construction et d'évolution de l'ITAV. Après quelques années d'existence, la thématique des nanotechnologies, fortement mise en avant dans la phase de construction de l'institut, se trouve aujourd'hui mise en retrait au niveau des projets en cours à l'ITAV.
Notre hypothèse est que les transformations de l'organisation de la recherche portées par la politique de développement des nanotechnologies, dont l'ITAV est un vecteur, se heurtent au fonctionnement des institutions que nous appelons « classiques » de la recherche (universités, laboratoires et organismes de recherche).
Nous présenterons trois niveaux de tensions, qui révèlent une dynamique de défense d'un modèle « traditionnel » de la recherche. 1) des tensions académiques entre cette nouvelle structure et les institutions « classiques » de la recherche autour de l'affectation des chercheurs et de leur capacité à maitriser les orientations de leur recherche ; 2) des tensions institutionnelles entre les différents partenaires de l'ITAV (collectivités locales et organismes de recherche) autour notamment de la définition de son orientation principale, vers la recherche ou vers la valorisation ; 3) des tensions disciplinaires qui proviennent de la difficile mise en pratique de l'interdisciplinarité dans un contexte de segmentation disciplinaire de la recherche française (Joulian et al., 2005), ce qui pèse fortement sur l'évolution de l'ITAV.
La résistance de la sphère de la recherche aux injonctions systémiques peut ainsi être analysée à un double niveau. Au niveau normatif d'abord, cette réorganisation selon des intérêts économiques s'oppose à la vision idéologique de la science portée par la sphère de la recherche guidée par des valeurs d'autonomie et de défense d'un processus de construction des connaissances selon une logique propre, non soumise a priori aux résultats escomptés. Au niveau pratique ensuite, la réorganisation de la recherche pose des difficultés aux chercheurs: perte de temps, frein à l'évolution des carrières, isolement par rapport à la communauté d'appartenance, etc.
Ainsi, après avoir montré en quoi la politique de recherche des nanotechnologies est fondée sur un renforcement des liens entre la recherche et la sphère économique (Laurent, 2010), nous nous intéresserons aux motifs et aux formes de la résistance de la sphère de la recherche, qui se construit à travers le média de la communication. Les résistances à cette recomposition de la recherche vers des enjeux économiques seront analysées dans leur dimension de remise en cause du système.
BIBLIOGRAPHIE
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• HABERMAS Jürgen, Théorie de l'agir communicationnel. Tome 1. Rationalité de l'agir et rationalisation de la société, Fayard, Paris, 1987
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• HUBERT Matthieu et LOUVEL Séverine, « Le financement sur projet : quelles conséquences sur le travail des chercheurs ? », Revue Mouvements, 2012/3 n° 71, p. 13-24.
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• VINCK Dominique, Les nanotechnologies, Le cavalier bleu, collection Idées reçues, Paris, 2009