L'équivalent français des business intelligence et competitive intelligence studies, l'intelligence économique (IE) est pas un champ disciplinaire et professionnel ambigu. Les intitulés des offres d'emploi alambiqués ou en anglais en témoignent (Gayon, 2011). Les définitions et visions de l'IE sont nombreuses et contradictoires (Martre 1994, Carayon, 2003, Moinet, 2011, Delbecque, Fayol, 2012, Masson, 2012). Le définition a minima retenue ici la décrit comme un vaste panel de méthodes et d'actions légales de veille, de management des connaissances, de sécurité et d'influence qui sont orientées vers un double objectif de maîtrise et de protection des informations jugées stratégiques. Cette notion de maîtrise de l'information recouvre des actions pour obtenir davantage d'informations, pour mieux les analyser et les exploiter au cours des processus décisionnels. Elle conjugue les dimensions quantitatives et qualitatives. Or, l'évaluation de la valeur stratégique de l'information est a fortiori subjective et elle n'est possible qu'a posteriori, parfois à des échéances lointaines. De plus, la commande émane du directeur général des entreprises, mais le livrable peut intéresser d'autres acteurs aux intérêts divergents car les organisations ne sont monolithiques et stables.
L'IE est valorisée par les théories classiques de l'organisation marquée par un idéal rationalisateur. Cette communication entend proposer une analyse renouvelée de l'IE grâce à une prise en compte des approches communicationnelles de l'organisation (approches nord-américaines et françaises, ACO). Pour ce faire, elle s'appuie sur une étude de différents écrits professionnels marqués par leur statut de véhicules d'informations grises ou noires, des symboles évoquant les notions de secret et de confidentialité. Le contexte de cette recherche est celui d'une mutation des organisations à l'ère du numérique. Tous les personnels des entreprises peu importe leur échelon ou leur métier ont dû adapter l'organisation de leur travail, leurs activités, leurs pratiques et leurs relations professionnelles suite au développement des TIC et d'Internet. Les professionnels de l'information rattachés au vaste domaine de l'IE ont a fortiori été affectés par la diffusion de nouveaux outils d'enquête, de veille et de diffusion de l'information. Le statut de ceux qui sont chargés dans les entreprises de réaliser des actions de veille, d'influence ou de protection de la sécurité de l'information a évolué en même temps que leurs savoir-faire. Ces derniers ont évolué dans le sens d'une plus grande technicité favorable à « l'imaginaire leurrant » d'un outil numérique qui faciliterait ou se substituerait au travail humain. Dans la mesure où les professionnels de l'IE effectuent quotidiennement des activités en lien avec la traçabilité des activités numériques et où ils possèderaient des compétences propres qui leur permettraient d'accéder à la boîte noire de la production et de la circulation des données, ils sont au cœur des enjeux du secret des affaires. La proposition de loi de Bernard Carayon sur la violation du secret des affaires illustre cet aspect, elle a été votée par l'Assemblée nationale, mais reste bloquée en première lecture devant le Sénat suite au changement de majorité. Cette notion du secret est intéressante en ce qu'elle interroge les frontières de l'organisation, à travers les différents niveaux d'accréditation des salariés et des consultants, les différents échelons de diffusion de documents, les leaks, les lanceurs d'alerte (whistleblower) qui sont bien souvent salariés des entreprises incriminées, les « fuites » suite à des « actions malveillantes, souvent facilitées par l'ignorance, l'imprudence, l'inattention ou la négligence » selon les termes de l'arrêté du 23 juillet 2010 portant approbation de l'instruction générale interministérielle sur la protection du secret de la défense nationale (http://www.legifrance.gouv.fr/).
S'il convient de ne parler de secret qu'entre guillemets, puisque que la diffusion d'un document est autant déterminé par le contexte et la relation que par son contenu et son statut imprimé dans sa forme plastique, iconique et symbolique. Se défendant d'être des « espions industriels », les consultants en IE ne peuvent – en théorie - révéler de « secrets » obtenus de manière illégale (informations noires). Leur discours sur le secret relève de la promotion commerciale d'une compétence liée à l'origine militaro policière d'une part d'ailleurs décroissante des consultants en IE. Il est désormais de bon ton de dénoncer le culte du secret entendu comme tendance à la rétention et au cloisonnement. Le secret serait illusoire à l'heure des logiciels de veille capables de sonder le « web profond », du web 2.0., des leaks, et des lanceurs d'alerte. Dans quelle mesure, les technologies utilisées en IE réalisent-elles les dangereuses promesses du panopticon de Bentham, font-elles disparaître le hors champ (Girard, 2013), permettent-elles le dévoilement « endoscopique » (Juillet, 2008, p.86) des activités des organisations, de leurs failles ? Brouillent-elles encore davantage leurs frontières ? Voilà les questions auxquelles cette communication espère répondre au-delà de la formule métaphorique des frontières et du secret en train de « fondre » sous l'effet du réchauffement numérique, soit de la chaleur dégagée par la couche matérielle du numérique, par les « machines » (Cotte, 2012).
D'un point de vue méthodologique, le tandem des auteurs a eu à cœur d'étudier les discours théoriques présents dans les manuels et les enseignements des Masters dont ils sont responsables. L'un des auteurs étant un enseignant praticien thésé en SIC (PAST), directeur d'un cabinet de conseil-formation en gestion de l'information stratégique et concurrentielle, il a pu observer de manière privilégiée le renouveau des outils, des savoir-faire et des pratiques d'IE en entreprise. Chaque mission de conseil ou de formation se révèle être une occasion d'observation ethnographique des usages informationnels et communicationnels du secret. Les discours pragmatiques, ceux des professionnels de l'IE, ont été analysés à partir d'une trentaine d'entretiens de recherche. Leurs verbatims anonymisés illustrent abondamment la communication. De manière très prosaïque, nous avons aussi étudié des écrits professionnels ironiquement disponibles sur Internet et qui portent sur eux des marques de leur statut secret ou confidentiel, de leur diffusion théoriquement limitée au « périmètre » d'une organisation. La communication pourrait prendre des exemples liés à deux secteurs d'activité précis : aéronautique et industrie pharmaceutique, en fonction des retours du comité de sélection.
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