De très nombreux blogs sont aujourd'hui consacrés au vin, à sa production, à sa commercialisation mais aussi à sa dimension culturelle : œnologues, amateurs éclairés, journalistes, dégustateurs, producteurs et négociants en vin s'emparent de cet outil du « Web 2.0 », de cet espace de publication émancipé des cadres éditoriaux traditionnels propageant ainsi de multiples discours et récits au titre d'impératifs commerciaux mais aussi sociétaux. Ce sont les blogs des producteurs de vin français qui retiennent dans cette proposition toute notre attention. Les nouveaux enjeux de cette « conversation numérique », de cet accès direct aux publics des amateurs de vin, sont à l'origine d'un espace éditorial émergent, hésitant entre stratégie commerciale et revendication culturelle. Quel sens accorder à l'usage de l'outil numérique dans le temps où il permet au simple usager une plus grande facilité de créations et d'échanges de contenus personnalisés sur Internet ? Plus concrètement, qu'est-ce qu'un blog créé et animé par un vigneron, un viticulteur français ? Notre hypothèse de départ est de considérer ce phénomène sous l'angle d'une activité sociale de transposition discursive. En effet, en intégrant les problématiques socio-économiques, politiques et culturelles de l'univers du vin, les discours numériques transforment le rôle traditionnel du producteur : il devient journaliste, auteur, expert dans la diffusion de règles, de normes et de procédures telles qu'elles sont admises par les organisations vitivinicoles. C'est ce passage de la sphère traditionnelle d'un métier à une sphère d'édition aujourd'hui rendue possible par la technologie numérique que nous appelons « transposition discursive ».
Le blog des producteurs de vin français, une intelligence collaborative ?
Sur fond d'expériences professionnelles individuelles, les producteurs de vin blogueurs publient des billets sur leur vin au moyen de textes, de photos, de vidéos. Cette démarche semble rejoindre la logique des multiples dynamiques – économiques, sociales, politiques, informationnelles, communicationnelles, collaboratives – qu'offrent les réseaux sociaux numériques (Tapscott ; Williams ; 2007). Qu'en est-il exactement ? A l'observation, le phénomène blog des producteurs de vin est marginal. Cette tendance confirme les résultats d'une étude récente (RAUDIN ; 2012). Phénomène marginal donc, bon nombre d'entre eux sont abrités par un site générique. L'adresse Internet http://www.chateauloisel.com/annuaire-vin/blog-vigneron.htm recense quelque 110 blogs de producteurs de vin français et constitue le terrain de notre présente étude. Phénomène constant par ailleurs, même si l'activité éditoriale de quelques blogs apparait suspendue, le principe d'archivage des billets reste accessible. L'ensemble et chacun peut être regardé comme une construction encyclopédique des cycles de la vigne et du vin. Mais, alors qu'en règle générale, le blog permet un mode communicationnel interactif grâce auquel des échanges de point de vue ont lieu sur un thème donné, force est de constater la sobriété voire l'absence de réaction de la part des visiteurs numériques. Il n'y a pas ou peu d'interactions. La promesse d'enjeux économiques, sociaux, politiques et symboliques que véhicule l'image du vin avec les perspectives promises par la construction d'un réseau social via l'utilisation d'un blog serait donc déçue.
Depuis l'ouverture de la blogosphère par la mise en œuvre du Web 2.0, l'attention des chercheurs porte sur les logiques sociales de communication (Klein ; 2007). Logiques sociales personnelles, logiques sociales professionnelles, les regards portés sur les différentes utilisations du blog mettent l'accent sur les interactions entre blogueurs relativement à un examen du contenu des billets publiés. Quid des blogs des producteurs de vin français ? Malgré une structure d'affichage standardisée, le blog du producteur de tel domaine n'est pas le même que celui de tel autre. Les énoncés numériques présentent des éléments de ressemblance et de disparité notables. Au-delà des effets de terroir (Hinnewinkel ; Lavaud ; 2009), et de traditions qu'on pourrait croire partagés, les productions éditoriales, telles qu'elles s'affichent par ce moyen, sont d'une très grande disparité.
Le blog des producteurs de vin français, une approche compréhensive.
La visée compréhensive examine le sens d'une activité (Grawitz ; 2001) à partir de la délimitation d'une unité de base. Chaque blog animé par un producteur de vin français forme une unité de base et constitue une source documentaire. Officiel ou privé, de nature et de formes variées, le document n‘est pas établi par l'observateur. Si chaque blog se conçoit comme un document alors le travail de recueil de données repose sur l'identification d'éléments invariants, des critères et sur leur collecte systématique à l'ensemble des blogs répertoriés. Emprunté au vocabulaire informatique, nous distinguons la configuration externe de celle interne des blogs. Certains paramètres constants fixent l'aspect et le mode de fonctionnement des blogs. Le recensement de l'année de création de chaque blog, l'intensité de l'activité éditoriale, le nombre et la nature des liens numériques sont des critères disponibles dès la page d'accueil. Ces trois critères fournissent matière à une analyse quantitative. Le registre de la configuration interne des blogs s'appuie sur la forme des supports utilisés (photos, vidéos et textuels), les catégories de discours récurrents (Dans la vigne, Au chai, Orientations agricoles, Actualités du Domaine) et les différentes postures narratives des blogueurs. Le système d'archivage ante-chronologique des billets publiés permet une analyse qualitative des manifestations discursives numériques.
Le blog des producteurs de vin français, vers un essai de typologie.
En l'état actuel de notre travail, l'aboutissement de notre projet de recherche repose sur la création d'une typologie des blogs des producteurs de vin français. Notre pari scientifique est de produire un éclairage valable où chaque type résulte d'une combinaison explicite d'attributs quantitatifs et qualitatifs essentiels (Grawitz ; 2001). En première approximation, une tendance forte se dégage autour de quatre types de blogs sans autre forme de hiérarchie que l'ordre dans lequel nous les avons conçus. Le blog de la tradition est consacré à la mise en scène du geste de fabrication explicitement hérité d'une tradition ancestrale. Le style des communications est résolument tourné vers les évènements marquants qui jalonnent les cycles de la vigne et du vin de l'exploitation (les vendanges, la taille des plants, la mise en bouteille, ...). A l'opposé, le blog mosaïque fait étalage de tous les signes de reconnaissance propres à rendre compte d'une fabrication de vin de qualité (récompenses, médailles, référencement,...). Le style des communications est alimenté par un maillage de faits extérieurs au Domaine, officialisant ainsi une production administrée par un faisceau de preuves. Un deuxième axe met en évidence le blog viticulteur et le blog vigneron. Le blog viticulteur atteste d'une haute technicité en ce que le style des communications est axé sur la technique. Technique du geste, verbe et verve technique, la machine tient une place importante, parfois prépondérante non pas pour remplacer ou soulager l'action de l'homme mais bien pour augmenter la qualité d'une production exemplaire. Le blog vigneron fait la part belle à une orientation indiscutablement artisanale. Le style des communications est didactique. L'exemple prime pour illustrer une technique séculaire, la justesse du geste à accomplir, le seul gage de la réalisation du bel ouvrage.
Le producteur-blogueur : vers un usage numérique de la distinction culturelle
Le blog du vin, ce dispositif d'énonciation numérique singulier est, par le choix de la communauté visée, des thèmes et des sujets abordés, des moments de diffusion et des informations publiées, le gage d'une visibilité marketing accrue. Mais plus encore et c'est l'hypothèse que nous développons dans cette étude, le blog vinicole serait, pour son auteur, un dispositif hybride de la distinction culturelle ou, en tout cas, à l'origine d'un genre culturel nouveau, mêlant les traditions d'un métier, les rituels sociaux liés à la dégustation, l'identité territoriale et les pratiques du marketing. Tel est l'effet d'un usage émergent de la technologie numérique. Comme nous le démontrerons à partir d'un exemple inter régional (Aquitaine, Bourgogne), le vin serait ainsi devenu, à travers le jeu des multiples médiations numériques, un produit de l'« industrie culturelle globale » (Bouquillion, Matthews, 2010), à la fois symbole multicommunautaire et objet de récits professionnels innombrables.
Bibliographie
Bouquillion Philippe et Matthews Jacob T., Le web collaboratif, Presses Universitaires de Grenoble, 2010.
GARDERE Elizabeth et GRAMACCIA Gino, La propagation des discours numériques sur le vin in TIC et Agriculture, Appropriation des dispositifs numériques et Mutations des organisations agricoles sous la direction d'Aurélie LABORDE, L'Harmattan, 2012, pp 25-39
GRAWITZ, Madeleine ; Méthodes des sciences sociales ; Dalloz ; 2001.
HINNEWINKEL, Jean-Claude ; LAVAUD, Sandrine ; (Dir.) ; Vignobles et vins en Aquitaine : images et identités d'hier et d'aujourd'hui ; Pessac ; Maison des sciences de l'homme d'Aquitaine ; 2009.
KLEIN, Annabelle (Dir.) ; Objectifs blogs ! Exploration dynamiques de la blogosphère ; Paris : L'Harmattan ; 2007.
LICOPPE Christian (Dir.), L'évolution des cultures numériques, Fyp Editions, 2009.
TAPSCOTT Don, WILLIAMS, Anthony D. ; Wikinomics : comment l' intelligence collaborative bouleverse l'économie; Orléans : Pearson Education France ; 2007.