Selon la volonté de leurs créateurs, les SIC se sont constituées en une science humaine et sociale. Elles sont « nées aux confins d'autres domaines scientifiques » dont certains étaient « seulement en émergence (...) comme la sémiologie » (Davalon, 2004). Ce ne sont pas les notions transversales d'information et communication qui les définissent mais « leur manière de constituer l'objet en articulant des problématiques » (Ollivier 2001). Ainsi, des travaux portant sur l'attention, la perception et l'interaction ont-ils potentiellement une identité SIC s'ils font référence à la littérature de la discipline et focalisent leur attention sur les pratiques et usages en les considérant comme des éléments d'un système appréhendé à partir d'objets concrets.
Nous voyons dans cet environnement scientifique deux premiers apports des sciences de l'information et de la communication telles que nous les pratiquons et telles que nous les pensons. Le premier est l'aptitude à croiser les approches disciplinaires (Jeanneret, 2008) en analysant leurs apports et leurs limites pour appréhender plus particulièrement le sens des « expériences d'information et de communication » (Pignier, 2013). Le second apport réside dans l'aptitude à faire dialoguer les macro-analyses liant les concepts de perception, d'interaction, d'attention à des dispositifs matériels, institutionnels (Foucault, 1977) et sociaux avec des microanalyses portant sur des supports matériels, logiciels, et des usages spécifiques (Massou, 2010).
Un troisième apport fait l'objet de cet article. Il consiste à interroger les TIC dans leurs différents moments du faire sens. À la suite de Goffman (1973) et Boutaud (2005), nous proposons de reprendre les processus de préfiguration, configuration et figuration. Nous précisons comment les technologies numériques préfigurent des expériences d'information et de communication à un niveau général (1), comment les supports matériels et logiciels reposant sur ces technologies configurent les expériences d'information et de communication (2), comment les usages de ces supports, intégrés à des dispositifs institutionnels et sociaux mais liés à des contenus précis figurent du sens (3). En pratique, les utilisateurs peuvent soit performer, c'est-à-dire conforter les valeurs et le sens qui sous-tendent leurs expériences d'information-communication par l'utilisation prévue par les concepteurs, soit contre-performer, à savoir résister à ces valeurs et à ce sens en les détournant voire en les renouvelant (Pignier, 2013 ; Gobert, 2014).
Nous proposons justement de questionner le processus via lequel les technologies d'information communication prennent place dans les pratiques culturelles. Ce faisant, elles les préfigurent, les configurent et les figurent de manière spécifique. La problématique porte sur un objet précis : le design des TIC et le design de leurs usages (Pignier, 2014). Pour appréhender cet objet, nous mettrons en relation deux ancrages théoriques : l'histoire du design des TIC et la sémiotique des supports.
L'histoire du design des TIC permet de comprendre comment les technologies et les objets informatiques, puis numériques, relèvent d'une complexité de desseins. Ces desseins sont des finalités, entendues comme l'objectivation potentielle d'un mieux-être individuel et collectif. Ils constituent un schème nourri par l'imaginaire, les représentations et les construits de pratiques et d'usages de la technologie. Le dessein s'exprime ainsi par des dessins, c'est-à-dire des schémas, des plans, des représentation figurées, des structures narratives ou des réalisations matérielles directes du schème. (Gobert, 2003).
La sémiotique des supports (Fontanille, 2006 ; Souchier, 2000), quant à elle, précise comment les desseins et les dessins des objets matériels et logiciels se fondent sur les fonctions des supports formels et les modes d'organisation du texte, du support physique et du support erghodique (Espen, 1997) voire du « parcours de travail » (Pignier, 2008) pour orienter le processus d'information et de communication. Qu'il s'agisse du « régime de matérialité » par lequel Adeline Wrona (2010) interroge la vie éditoriale des textes, entendus dans un sens général multimodal, du rôle des supports formels et matériels en termes d'énonciation éditoriale (Souchier, 2000) ou de la manière dont ils préfigurent voire configurent les pratiques de communication (Boutaud, 2005), chaque appréhension des supports et des contenus invite à en reconsidérer le sens. Comme l'immanence, c'est-à-dire le sens caché, ne sera pas abordé, le sens est travaillé à partir de la circulation des supports dans la vie sociale et la manière dont il se donne à percevoir.
En outre, le questionnement du design des usages des TIC conduit à interroger les rapports heuristiques entre support matériel, support formel, support erghodique et dispositif. Les supports des textes, sans aucun doute jamais neutres, font toujours partie, en usage, d'un ensemble plus vaste que l'on peut appréhender en tant qu'ordre social (Foucault, 1977) et en tant qu'ensemble des conditions de la communication interprété et approprié par les acteurs sociaux (Jeanneret, 2005). Comment l'usager peut-il performer ou contre-performer les valeurs, les desseins que les supports des textes et dispositifs auxquels sont intégrés ces supports lui proposent ?
Notre méthodologie consiste à interroger tout d'abord les différentes strates énonciatives (Cotte, 2004) allant des techniques aux usages de la technologie (Ellul, 1990). Nous nous intéressons aux énonciations à l'œuvre dans la conception de technologies numériques, des objets matériels et logiciels, des sites, des applications telles qu'elles peuvent sourdre dans les usages. Ces derniers passent nécessairement par une intégration des supports à des dispositifs qui donnent lieu à une complexité de dessins et de desseins. Ainsi, il devient possible de dépasser les appréhensions générales et réductives de l'acronyme TIC et de la substantivisation abusive du « numérique » qui donnent l'illusion de n'avoir à faire qu'à un seul dessein derrière une variété de dessins.
C'est pourquoi nous interrogerons également la manière dont chaque strate énonciative participe au processus de figuration du sens. Comment la strate des usages permet-elle de performer voire contre-performer les expériences d'information communication que les technologies préfigurent que les objets matériels, logiciels, sites, blogs et dispositifs configurent ?
Enfin, nous aborderons les interrelations entre chaque strate. Comment les usages, non-usages, contre-usages influent-ils le design des technologies, des objets matériels, logiciels, des sites, des applications et des dispositifs ?
En somme, en croisant l'histoire du design des TIC et la sémiotique des supports intégrés à des dispositifs et en croisant une approche globale avec des résultats précis d'analyses de corpus bien circonscrits, d'enquêtes bien délimitées que nous avons pu mener lors de différents travaux, nous proposons d'interroger le processus de sens éthique, axiologique, pratique en jeu dans le design des TIC et de leurs usages.
Références
Boutaud J.-J. (2005) Le sens gourmand. De la commensalité du goût des aliments, Pascal Paris : Rocher
Cotte D. (2004) « Écrits de réseaux, écrits en strates. Sens, technique, logique, L'utilisateur formaté », Hermès n° 39, p. 109-115
Davallon J. (2004) « Objet concret, objet scientifique, objet de recherche », Hermès, n° 38, p. 30-37
Ellul J. (1990) La technique ou l'enjeu du siècle, Paris : Economica
Espen J.-A. (1997) Cybertext : perspectives on Ergodic Literature, Johns Hopkins : University Press
Fontanille J. (2006) Pratiques sémiotiques : immanence et pertinence, efficience et optimisation, Nouveaux Actes Sémiotiques, Limoges : PULIM, n° 104, 105, 106
Foucault M. (1977) « Le jeu de Michel Foucault », Ornicar ?,10, 62-93
Gobert T. (2003) Qualification des interactions observables entre l'homme et les machines numériques dotées d'interfaces à modalités sensibles, Lille : Septentrion
Gobert T. (2014) « Les outils numériques comme ennui : une nouvelle opposition au concept de plaisir lors de l'échange interactif ? », in Pignier N. (dir.), Les Enjeux de l'information et de la communication, sup. 01/2014
Goffman E. (1973) La mise en scène de la vie quotidienne, Paris : Editions de Minuit.
Jeanneret Y. (2005) « dispositif », in « La société de l'information » : glossaire critique, Paris : Documentation française
Jeanneret Y. (2008) « Penser la trivialité », La vie triviale des êtres culturels, Vol. 1, Paris : Hermès-Lavoisier
Jost F. (1997) « La promesse des genres », Réseaux, n° 81
Massou L. (2010) « Dispositif et enseignement à distance », Appel : dispositifs d'information et de communication, Bruxelles : De Boeck, 59-76
Mignot-Lefebvre Y. (2006) Communication et autonomie, Paris : L'Harmattan
Ollivier B. (2001) « Enjeux de l'interdiscipline », L'année sociologique, vol 51, n° 2, 337-354, cité par Davallon J. (2004)
Pignier N. (2013) « De la vie des textes aux formes et forces de vie. Texte, sens et communication, entre esthésie et éthique », Actes Sémiotiques, PULIM, [http://epublications.unilim.fr/revues/as/4786]
Pignier N. (2014) « De la maîtrise des TIC dans l'enseignement », in Pignier N. (dir), Les Enjeux de l'information et de la communication, sup. 01/2014
Souchier (2000) « De la lettrure à l'écran. Vers une lecture sans mémoire ? », in Schuerewegen F. (dir), Texte n° 25-26, Université Toronto, 47-68
Wrona A., (2010) « Le renouvellement des écritures », Métamorphoses du livre et de la lecture à l'heure du numérique, BNF, nov. 2010, [http://eduscol.education.fr]