Problématique
L'engouement pour les conversations virtuelles via le Web 2.0 et les mobiles ne cesse de croître. Dans le même temps, jamais la souffrance liée à la solitude ne s'est autant exprimée. Une étude menée par la Fondation de France en juin 2013, constate que 5 millions de personnes en France, notamment les personnes âgées expriment un sentiment de solitude. Le gouvernement Japonais s'alarme aussi du phénomène du « Kodokushi » (mort dans la solitude) des personnes de plus de 65 ans.
Des réseaux de solidarité associatifs tels que celui des Petits Frères des Pauvres, relayés par des plateformes de télécommunication et de sécurisation tentent de pallier cette situation. Ces services cherchent à compenser l'absence de relations de la personne par une organisation générant des contacts réguliers.
Mais ces approches organisées sur la base d'une formalisation des échanges ou de modèles sémantiques programmés sont-elles suffisantes pour répondre à la complexité du problème subjectif du sentiment d'isolement ? La question de l'isolement ne pourrait-elle être l'opportunité d'un questionnement à propos du rapport à l'autre, car comme le souligne Heidegger : « en réalité, être seul c'est encore une manière d'être par rapport aux autres »? Ne faudrait-il pas alors envisager une approche auprès de la personne âgée isolée en étudiant, en amont des solutions existantes de communication, le sens qu'elle attribue à la relation à l'autre avec le support de nouveaux outils relevant des TIC ?
Objet
L'idée est de réinstaurer la place de l'individu dans le processus relationnel avec sa capacité à impulser une « dynamique relationnelle ». Il s'agit de mettre en évidence tout l'arrière-fond d'attentes, de besoins, et de valeurs, la construction d'une relation, pour la personne isolée. L'objectif est de tenter d'élaborer une approche individualisée qui permette à la personne une réappropriation de son rapport à l'autre.
Les questionnements portent principalement sur la qualité de la relation et sur la notion d'affinités électives. Aux indications « d'acteurs », de « fonctions » et « d'interactions », spécifiques au champ de l'information et de la communication, nous ajoutons des critères de valeurs, de sens et de parcours puisqu'ils sont facteurs de motivation.
Nous mettons l'accent sur deux approches constitutives du désir subjectif de communication : D'une part celle mettant en évidence le besoin de socialisation de l'homme, D'autre part, celle considérant l'impulsion vers l'autre comme un moyen d'accéder à la connaissance de soi et du monde environnant.
La socialisation de l'homme contribue à sa survie en lui permettant de produire des ressources de manière collective. A travers le langage et le « papotage», les anthropologues comme Robin Dunbar ont démontré comment les individus développent et renforcent leurs liens. La socialisation est une manière pour l'homme d'assurer sa protection.
Il semble que dans notre société contemporaine, le désir d'échanges relève du même phénomène mais dans un contexte socio-économique fortement anxiogène marqué par des « périodes transitionnelles » de « pilotage en solitaire » (Boutinet). Les réseaux sociaux témoignent selon B. Spiegler d'un manque relationnel dans une société fortement individualisée et divisée. Ils seraient un artefact nécessaire à une resocialisation. S'inspirant des approches de Leroi-Gourhan, B. Spiegler considère que la technologie est une anticipation des besoins inédits mais sous-jacents de la société. Ainsi le désir d'échanges permettrait de générer de nouvelles solidarités à travers une empathie ravivée. C'est la thèse soutenue par J. Rifkin qui remarque : « L'élan empathique est la conscience existentielle de la vulnérabilité que nous partageons tous ».
C. Delory-Momberger offre un discours transitionnel entre la notion de solidarité collective propre à la socialisation et la réalisation individuelle à travers la relation aux autres. Elle introduit la notion de reconnaissance dont les modalités passent par trois sphères : l'amour de ses proches pour la confiance en soi, l'appartenance à une communauté pour le respect de soi, et la contribution à la vie commune pour l'estime de soi.
Les propos recueillis auprès de personnes âgées isolées ne sont-ils pas révélateurs de ce manque de reconnaissance quand ils évoquent une sensation d'ennui, de perte de sens et d'inutilité ?
C. Bidart souligne dans l'amitié la part importante de projection identitaire : « Le réseau d'amis serait ainsi un lien de résonance de la multiplicité des identités, au sein duquel les relations permettent de jouer de ses ambivalences, de ses atermoiements identitaires ». Dans cette perspective, la solitude n'est plus subie mais au contraire nécessaire puisqu'elle permet à l'homme de renforcer sa part d'intimité. Cette intimité, Heidegger la nomme « unicité », du suffixe «Ein » constitutif de « Einsamkeit » soit « solitude » en allemand.
Notre constatons que le désir de socialisation semble s'être déplacé, instaurant non plus une production collective mais une solidarité intersubjective, et que l'approche de l'autre perçu comme révélateur de soi tend à évoluer. La notion d'empathie introduit la prise en compte de l'autre en tant que sujet et non simplement objet de projection.
B. Spiegler constate cependant que les réseaux sociaux ne s'appuient pas sur des amitiés profondes mais accroissent des « relations » ou « vecteurs de réputation », des « liens faibles » et multiples rendus publics de manière « déclarative » et comprenant des règles relationnelles spécifiques.
Méthode et références théoriques
Ce travail se situe au sein de l'interdiscipline des Sciences de l'Information et de la Communication (SIC), envisagée dans la perspective proposée par F. Bernard (2006) articulant les questions de sens, de lien, du savoir et d'action.
L'objectif méthodologique est de prendre en compte la nature complexe de la relation à l'autre, dépendante d'une variété de contextes. Nous nous appuyons notamment sur la sémiotique situationnelle et interactionniste définie par A. Mucchielli. L'idée est de rendre intelligible un processus d'échanges à partir de l'analyse d'une situation. La perception d'un acteur est considérée dans sa subjectivité qui « produit une définition personnelle de la situation pour lui » dans un contexte spécifique. A. Mucchielli pose la question du rapport à l'autre, il écrit : « identifier l'autre, c'est le juger pour le définir, et ce jugement provient d'une mise en relation avec les contextes. Identifier autrui c'est donner un sens à son être, c'est aussi le situer dans un ensemble de contextes. » Le sens pour l'action d'un individu se construit autour de différents cadres ou contextes qu'il définie tout en soulignant leur caractère simplificateur. Nous nous situons aussi dans une perspective de « communication engageante et instituante » pour « organiser la communication d'action et d'utilité sociétales » comme le proposent F. Bernard et al. (2010).
A cette approche méthodologique constructionniste, nous ajoutons l'approche de recueil des récits de vie autour du thème de l'amitié. Il nous semble que seul le recueil de récit de vie peut rendre compte de la multiplicité des lectures de la relation à l'autre quand elle possède une dimension amicale. Dans son introduction aux histoires de vie, G. Pineau (1993) note : « L'histoire de vie est définie comme recherche de construction de sens à partir de faits temporels personnels. Elle engage un processus d'expression de l'expérience. »
Ainsi, le recueil de récit de vie dans son élaboration et lors de son interprétation doit à notre sens être constitué avec l'acteur de la situation. Il s'agit alors comme l'indique G. Pineau d' « un livre à deux voix ». Le chercheur est impliqué autant pendant le temps de recueil de la biographie orale que lors de la production écrite du texte final.
Les récits de vie conçus comme des matériaux de recherche deviennent dans ce travail de construction conjoint des éléments d'action pour la personne isolée. Il y a recomposition du sens donné à l'action à travers l'application sur le terrain et l'interaction avec le chercheur.
Plan de la communication
La publication sera composée de la manière suivante :
1 - Introduction et contexte de recherche
2 - Etude des formes d'échanges par les réseaux sociaux (medias, moyens de stimulation)
3 - Des histoires d'amitié, valeurs, culture, et projections personnelles
4 - Les affinités électives et la composante des liens
5 - Conclusion
Références théoriques
Bernard F., Courbet D., Halimi-Falkowicz S., 2010, « Expérimentation et communication environnementale : la communication engageante et instituante », in Courbet D. dir., Objectiver l'Humain ?, Hermès Lavoisier vol.2, pp. 71-113.
Bernard F., 2006, « Les SIC une discipline de l'ouverture et du décloisonnement », in Bouzon A. dir., La communication organisationnelle en débat, Paris, L'Harmattan, pp. 33 - 46.
Bidart C., 1997, L'amitié un lien social, La Découverte, Paris.
Delory – Momberger C., 2009, Le sujet dans la Cité, politiques sociales sur les territoires et espaces de reconnaissance, Ed Plein Feux, Paris.
Mucchielli A., 2010, Situation et Communication, Ed Ovadia, Nice.
Pineau G. et Le Grand J.-L., 2013, Les histoires de vie, Paris, PUF.
Rifkin J., 2011, Une nouvelle conscience pour un monde en crise, vers une civilisation de l'empathie, Ed Actes Sud.
Stiegler B., 2012, « Le bien le plus précieux à l'époque des sociotechnologies», Réseaux sociaux, Editions FYP, pp.14-36.