Problématique
Notre exposé s'intéresse à un nouveau genre filmique ou bien à une nouvelle stratégie de marketing qui - sans utiliser de nouveaux techniques d'info-communication - acquiert le statut de new media, notamment le film de mode (ordinairement court métrage, mais récemment on parle beaucoup dans l'industrie filmique de la naissance de longs métrages de mode également). Malgré leur histoire de demi siècle, les fashion films font leur apparition en masse au cours de la dernière décennie grâce aux nouvelles techniques de promotion des marques de mode et de luxe dans le champ numérique et sur les réseaux sociaux. Les films de mode sont considérés comme une stratégie de promotion que les grandes joueurs de l'industrie du vêtement se sont inventées pour survivre et se faire affirmer / réaffirmer dans l'ère numérique. Malgré le grand succès du genre, le discours scientifique s'est très peu intéressé à le saisir, les quelques conceptualisations connues sont dues à des réalisateurs-praticiens.
Nick Knight - le réalisateur qui lance le premier site / base-de-données du genre - affirme qu'il s'agit d'un passage similaire à celui de l'illustration de mode à la photographie de mode qui s'est produit en 1910, largement soutenu par Vogue: cette fois-ci le numérique soutient la vidéo au lieu de la photographie en transformant la vidéo en zeitgeisting medium, la vidéo ayant en plus l'avantage de mieux exprimer - grâce au mouvement - les ambitions des créateurs de mode. J'emprunte l'idée suivante à Cristian Straub, l'un des réalisateurs de films de mode le plus en vue du moment: il s'agit de «branded films», c'est-à-dire des films de marque qui associent l'essence de marque à la pensée d'un créatif tout en contribuant à la constitution d'un contenu qui peut être abordé en soi. Cette définition désigne déjà la nature de notre problématique: si la mode dès sa naissance a rendu extrêmement difficile le rapport art, art appliqué et art commercial, les films de mode sont destinés à changer complètement nos habitudes de penser ces questions (Sanda Miller, 2007.).
Je relève quatre problématiques relatives au genre:
1/ Le médium - la combinaison de la matérialité de la mode avec la virtualité du mouvement, de l'image et du son dans la vidéo. Selon la terminologie de Henry Jenkins la vidéo de mode peut être interprétée comme une forme de convergent media.
2/ Le rapport entre l'histoire cinématographique et l'histoire du vêtement. Concernant cette idée Nick Knight soutient qu'il s'agit d'un rapport de subordination entre le film et l'essence / l'histoire du vêtement («great fashion makes great fashion movie - the story is always in the clothes»). Sous cet angle il est important d'aborder le caractère hybride du genre.
3/ Du point de vue du profit économique quelle marque profite de quelle marque - c'est la renommée du réalisateur qui compte ou c'est celle de la marque? Cette idée était classée sous le concept du co-branding par Gilles Lipovetsky (80.). Mais à la différence des cas où c'est le style et la technologie qui se marient, dans le cas du film de mode nous assistons à un mariage de deux styles, de deux natures créatives.
4/ Selon une tendance de l'année 2013 le film de mode devient mainstream: après une période où cette technique relevait plutôt de l'avant-garde, au cours de cette année les grandes marques ont opté presque sans exception pour les films de mode comme stratégie de promotion. Il faut juste vérifier les marques présentes sur les listes rendant compte des meilleurs courts métrages de mode de l'année.
Objet
L'exposé présente une analyse de ces quatre problématiques sous deux angles spécifiques:
- La question de l'auteur.
Queenie Chan affirme dans un article bien documenté sur le genre: «L'industrie du film et la création de mode sont tous les deux des efforts collectifs de plusieurs centaines de gens impliquées dans le procès de fabrication d'un film ou d'une collection et malgré cela l'idée de l'auteur selon laquelle une seule personne est entièrement responsable pour la vision artistique reste encore valable. (...) Avec l'essor des films de mode à partir de 2009 nous jugeons nécessaire de repenser ce rapport parce que l'opinion publique reste divisée entre ceux qui pensent que le film de mode est une possibilité d'expression qui permet aux maisons de mode de jouer à l'auteur et ceux qui considèrent que le genre n'est qu'un précieux placement de produit déguisé en art.» Sous un autre angle cette stratégie de la multiplication des auteurs et de l'association de plusieurs conceptions créatives renvoie à un trait de caractère de notre époque, celui du postdesign «quand l'inclusion de toutes les parties prenantes relevantes change la nature de l'activité de création qui passe de l'état de la créativité individuelle à la production collective des idées.» (Elisabeth B. L. Sander)
- La division, dans la pratique, entre les formes à ambition artistique et les formes à ambition plutôt commerciale.
La distinction entre les formes à ambition artistique et les formes à ambition commerciale se trouve inscrite dans l'histoire du genre. D'un côté nous avons les formes financées par les marques et de l'autre les formes qui sont produites pour les festivals de films de mode et qui représentent une possibilité d'affirmation pour les réalisateurs.
Références
Malgré l'intérêt croissant pour le genre, la théorisation sérieuse ou l'approche monographique du genre s'attardent. Il y a quelques travaux pionniers sur le sujet parmi lesquels académiquement le plus pertinent est celui de Nikola Mijovic qui aborde dans un article récent la relation entre la forme narrative et la rhétorique de la mode dans les films de mode et essaie de saisir la particularité du genre. Il y définit trois structures de storytelling qui sont intimement liées à trois définitions différentes de la mode: la première est la structure non-narrative qui soutient que la mode est un objet de design et il en découle que le film doit exprimer cette nature particulière; la deuxième forme est la narration conventionnelle qui soutient par les histoires racontées que la mode agit comme un symbole du statut social en exprimant les aspirations au pouvoir et au capital social et symbolique; la troisième est la narration organique qui affirme, sur les traces de Roland Barthes, que la mode est un système formel, le style visuel et l'image en mouvement doivent donc se construire autour du vêtement. Si nous suivons de près ces trois approches, nous pouvons constater une liaison étroite entre les structures narratives, la construction des identités de marque et les identités de réalisateur: les concepts d'auteur et leur insertion dans un champ social (artistique ou de production) spécifique. C'est ce qu'on essayera de faire en développant les deux questions par l'analyse des fashion films de trois réalisateurs.
Jenkins, Henry: Convergence Culture Where Old and New Media Collide. New York University Press, 2006.
Lipovetsky, Gilles - Serroy, Jean: L'esthétisation du monde. Vivre à l'âge du capitalisme artiste. Gallimard, Paris, 2013.
Mijovic, Nikola: Narrative form and rhetoric of fashion in the promotional fashion film. Film, Fashion adn Consumption. 2013 June, 175–186.
Miller, Sanda: Fashion as Art; is Fashion Art? Fashion Theory 2007. 1. 25-40.
Ndalianis, Angela: Architecture of the Senses: Neo-Baroque Entertainment Spectacles. In: Thorburn, David – Jenkins, Henry (ed.): Rethinking Media Change. The Aesthetics of Transition. The MIT Press, Cambridge, Massachusetts, London, England, 2003, 355–375.
B. L. Sanders, Elisabeth: Postdesign and Participatory Culture. In: Useful and Critical. The Position of Research in Design. Tuusula, Findland, 1999.
Zoom - Les Films de Mode. Cristian Staub. Vidéo publiée le 27 décembre 2013. http://www.arte.tv/fr/zoom-les-films-de-mode/7735118,CmC=7735182.html (02. 01. 2014.)
Nick Knight: Thoughts on Fashion Film. Vidéo publiée le 4 juillet 2013. http://www.youtube.com/watch?v=BOBZMS9Bhr0 (02. 01. 2014.)
Méthodologie
La méthodologie utilisée sera une analyse narrative qualitative qui s'apprête à observer de près les trois vidéos de mode suivantes: Cristian Staub: Ethel Vaughn: The Game of Things. Film de mode commissionné par la marque allemande Ethel Vaughn (2012) (https://vimeo.com/channels/staffpicks/31112081); Nick Knight: Rick Owens fashion film dans le cadre du projet Visions couture (2012) (http://showstudio.com/project/visions_couture/rick_owens_fashion_film); Matthew Frost: Jessica Chastain dans le cadre de la campagne Scripted content de Vogue 2013 (2013) (http://video.vogue.com/watch/jessica-chastain-original-film-by-matthew-frost-december-2013). J'emprunterai les catégories de Nikola Mijovic et par l'analyse des films je saisirai la problématique de l'auteur et celle du rapport à l'art des vidéos en question.
Plan
- Présentation du genre - définition, histoire, sous-genres principaux.
- Problématique centrale: la question de l'auteur et celle du conflit entre la nature commerciale et artistique du genre.
- Analyse de contenu - trois approches du genre selon trois réalisateurs: Cristian Straub; Nick Knight; Matthew Frost.
- Conclusions: comment se réalise la convergence des concepts d'auteur et l'hybridité des médiums dans ces trois cas qui s'avèrent être trois stratégies différentes dans l'interprétation du genre?