La communication proposera un parcours analytique sur l'évolution des techniques et des routines productives des marionnettistes populaires, qui furent jadis des porteurs exclusifs de savoirs sur les techniques de jeu dans les arts du spectacle. Avec d'autres artistes ambulantes ils constituèrent un collectif qui, bien que marginal, était chargé de transmettre un répertoire auquel le peuple s'identifiait et qui, très souvent, s'accompagnait de messages critiques à l'intention des formes de pouvoir en place, comme outil de résistance anti-autoritaire. Nous nous efforcerons de mettre en évidence le lien existant entre les techniques de manipulation des marionnettes (notamment l'usage du sifflet pratique) et la composante subversive de ce genre de théâtre.
Pour cela nous nous appuierons sur une collecte (en cours) de traces et les témoignages (aussi bien oraux qu'écrits) d'anciens marionnettistes, ainsi que de personnes souvenant de leur expérience de public (dont nous avons commencé à convoquer le souvenir sous la forme de « focus groupes mémoire »). Nous nous appuierons aussi sur un corpus diachronique d'articles de la presse locale quand elle se faisait l'écho des passages de marionnettistes. Notre terrain d'étude est celui d'une compagnie de marionnettes à gaine, la famille Silvent, qui joua le personnage « Bariga Verde » en Galice (Espagne) entre 1910 et 1960. De même, nous compléterons cette approche en la confrontant aux connaissances déjà rassemblées par d'autres collectifs qui, en Europe, dans un mouvement international, travaillent sur la mémoire et le renouvellement du théâtre de marionnettes.
Le théâtre de marionnettes fut, pendant la plupart de son histoire en Europe, un art marginalisé, ou moins estimé que le théâtre d'acteur. Cette circonstance explique pourquoi les marionnettistes étaient des artistes majoritairement humbles, issues du peuple. Le marionnettiste était tenu d'aller à la rencontre de son publique, et pas au contraire, comme cela arrivait dans le théâtre « savant ». Il fallait qu'il attire l'attention des passants, et pour ça il devait s'imposer face à d'autres stimulations qui se faisaient concurrence dans le même espace d'attroupement. Par conséquent, la survie du marionnettiste dépendait largement de sa capacité à attirer du public et de le retenir jusqu'à la fin de sa représentation, moment où il tendait la main pour recevoir la récompense des spectateurs, sous forme de monnaies ou d'espèces. C'est pourquoi la voix était un élément fondamental de ces spectacles. Ainsi, une forme particulière de voix, très aigue et braillarde, capable de s'imposer au chahut de la multitude, devint la marque d'identité du théâtre de marionnettes populaire partout dans le Monde. Cette voix est produite par un instrument, dénommé en français « sifflet pratique ».
En plus de sa fonction d'amplification, cette voix dénaturée rendait les discours du protagoniste difficiles à comprendre par les spectateurs peu familiarisés avec l'argot populaire. De cette manière, le sifflet pratique constituait une sorte de masque de la voix, contribuant à déguiser les discours subversifs du personnage principal des pièces. Il s'agissait d'une forme de résistance publique camouflée, ce que James Scott appelle « infrapolitique des subalternes ».
Par ailleurs, nous essayerons de montrer que le sifflet pratique aurait constitué une stratégie défensive du collectif des marionnettistes. Bien qu'ils soient des artistes issus du peuple, les marionnettistes étaient simultanément membres d'une subculture spécifique, celle des forains et des colporteurs. L'anthropologue Aparna Rau désigne ces collectifs des « peripathétiques », lorsque l'itinérance est leur caractéristique distinctive. Cette mobilité, motivée par des causes économiques, empêche les forains de s'intégrer dans les communautés sédentaires, et c'est comme ça qu'ils génèrent une subculture spécifique avec des stratégies défensives telles qu'un argot propre ou des savoirs secrets pour garder leur prestige et l'exclusivité des services ou des produits qu'ils offrent. La technique du sifflet pratique était un de ces mystères que les marionnettistes ne révélaient qu'aux initiés méritant de prendre le relais de leur métier.
Bien que rejeté par les communautés sédentaires, le marionnettiste ambulant joue un rôle précieux : il transmet des informations et fournit de l'amusement aux habitants des villages et hameaux les plus isolés. Dès le Moyen Âge, il contribue à générer une culture commune dans l'Europe. Une culture du peuple, méprisé par les classes puissantes, qui l'ont persécuté.
Dans le cadre du rapport communicatif entre le marionnettiste populaire et son public (constitué par le « peuple », compris tel que congrégation éphémère de volontés et affections, selon Fiske), le marionnettiste utilise la marionnette et le sifflet pratique comme médiateurs pour que son message soit reçu comme s'il était détaché de qui l'émet. La marionnette et le sifflet pratique exercent ainsi un effet de distanciation (Entfremdung), pareil à celui qui Brecht proposait pour son théâtre dialectique, qui empêche les spectateurs de s'identifier de manière acritique avec ce qu'ils sont en train de regarder. Cet effet permet au marionnettiste, selon notre hypothèse, de se décharger de toute responsabilité du fond critique du discours, puisque c'est la marionnette qui l'exprime, et par cette ruse il s'abrite face au pouvoir.
La deuxième problématique que nous poserons concerne l'évolution des techniques de manipulation des marionnettes par rapport au rôle que le théâtre de marionnettes peut jouer dans la société contemporaine.
Avec l'essor de la Société de masse, le statut du théâtre de marionnettes à gaine c'est dégradé en spectacle pour enfants. Les marionnettistes forains se battent pour survivre en introduisant des formes spectaculaires propres aux industries culturelles dans leurs spectacles. Mais les petits théâtres de foire ont succombé à la concurrence du cinéma et des médias de masse, et finirent par disparaître.
Actuellement, les marionnettes traditionnelles cherchent leur place. Pour ne pas rester une pièce de musée, elles doivent s'adapter aux nouveaux langages et dispositifs socio-techniques d'information et communication. La technique se démocratise, le secret n'a plus de sens. Bien au contraire, la restriction des droits d'exploitation des idées ou techniques limiterait le pouvoir subversif de ce théâtre et constituerait une nouvelle forme de censure. Les systèmes d'amplification électrique remplacent le sifflet pratique. Des écoles supérieures enseignent les techniques anciennes ainsi que modernes pour donner aux marionnettes toutes les possibilités expressives. Internet et la vidéo émergent aussi comme instruments à disposition de ce théâtre, multipliant leur capacité de mémoire du répertoire, comme de propagation des nouvelles créations parmi le plus grand nombre.
Bibliographie sélective :
Brecht B. (1994) Petit Organon pour le théâtre. Paris : L'Arche.
De Certeau, M. (1990) L'Invention du quotidien. Arts de faire, Paris : Gallimard.
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Grignon et Passeron. (1989) Le savant et le populaire. Misérabilisme et populisme en sociologie et en litérature. Paris : Gallimard.
Martin-Barbero, J. (1987) De los medios a las mediaciones. Barcelona : Gustavo Gili.
McCormick, J. et Pratasik, B. (2004) Popular puppet theatre in Europe, 1800-1914. Cambridge : Cambridge University Press.
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