Ma proposition part du constat général suivant : parce qu'ils sont porteurs d'imaginaires travaillés par les mythes, les archétypes, l'inconscient collectif auquel ils sont particulièrement sensibles et perméables, les artistes contribuent à façonner, parfois en les anticipant, les concepts, les objets et les expériences techniques. Mais au-delà de cette intuition d'innovation, notre problématique sera de déterminer si l'art et la création peuvent aussi jouer un rôle dans le questionnement critique des usages des techniques et des technologies. Il semblerait que oui car, parmi les contributions qu'apportent les artistes à la société, il en est certaines, critiques, qui mettent radicalement en question les usages prévisibles, prévus ou même acquis de ces techniques, soit en les détournant et en les utilisant à contre-emploi, soit en leur attribuant des usages inattendus, soit en en interrogeant la dimension sociale. D'autres ajoutent à cette mise en question, l'invention d'autres usages sociaux, l'ouverture à d'autres pratiques possibles. Ainsi, au début du XXème siècle, Marcel Duchamp qui impose comme œuvre d'art « unique » et signée, un porte-bouteille, objet industriel, manufacturé, reproductible en série et anonyme, le prive-t-il de sa fonction et de son usage - par un geste consistant à opérer un changement radical de contexte pour l'objet industriel – questionnant les fondements mêmes du système économique qui lui donne existence.
Mon interrogation centrale est donc la suivante : quelles formes, quelles modalités et quelles finalités les contributions critiques des artistes d'aujourd'hui revêtent-elles face aux technologies de notre époque, qui, selon certains auteurs (Bernard Stiegler, Milad Doueihi) est « numérique » ou selon d'autres (Pierre Musso) « informatisée » ? Autrement dit, comment certains artistes, parmi les plus « politisés », s'emparent-ils des technologies de l'information et de la communication et de quelle manière en interrogent-ils les usages et les pratiques sociales induites par le web, par exemple ? Quels espaces critiques ouvrent-ils, ce faisant ? Dans quelle mesure réussissent-ils à transformer le milieu technologique dans lequel ils agissent et parviennent-ils à inventer de nouveaux dispositifs et de nouveaux usages ?
Pour répondre à ces questions dont je n'ignore pas ce qu'elles ont de très général, je procèderai, dans une approche d'ordre pragmatique, par l'évocation et l'analyse de cas significatifs tirés des interventions artistiques de l'exposition « Identités précaires ». Cette exposition présentée sur l'espace virtuel du Jeu de Paume du 10 mars au 15 septembre 2011, et consacrée à des formes artistiques fortement politisées sur les réseaux autour des questions d'identités multiples soulevées par les usages du web était commissionnée par Christophe Bruno, qui a également organisé autour de cette exposition un cycle de conférences (au titre évocateur de « Side Effects » qu'il traduit par « Effets de bord », « Effets collatéraux » ou encore « Effets secondaires »). Les artistes y étaient invités à traiter de la question des identités multiples, pratiques que l'on peut qualifier d'« hétéronymiques », « pseudonymiques », voire « hypernymiques » ainsi que des phénomènes d'instabilité et de confusion identitaire qui accompagne cette polyphonie de l'identité numérique (Milad Doueihi) sur le Net. Utilisant des stratégies d'infiltration dans les espaces médiatiques mainstream et les réseaux, les artistes de l'exposition (Cornellia Sollfrank, Heath Bunting, Eva et Franco Mattes aka 0100101110101101.org, la communauté d'hacktivistes : Anonymous, Aram Bartholl, Luther Blissett, Michaël Mandiberg, Martine Neddam aka Mouchette, Yes Men, Etoy.com etc.) interrogeaient le statut du web tel que passé en quelques années de celui de nouvel espace utopique d'échanges et de créativité à celui de laboratoire de marchandising de rapports sociaux. Par des interventions dans les espaces d'actualités sous forme de performances reliées à l'espace virtuel du Jeu de Paume, les artistes s'attaquaient à ce nouveau commerce des données identitaires que constituent Google et Facebook qui signent la désillusion amère d'un Internet devenu le miroir du Capital.
En évoquant le travail de quelques-uns de ces artistes, j'essaierai de montrer plus précisément dans quelle mesure leurs interventions visent à agir comme dénonciation critique du fonctionnement de notre société, perturbant l'espace médiatique d'information et de communication mais en même temps participant à sa construction, à la constitution de cet espace sans cesse émergent et reconfiguré.
Ainsi, l'œuvre « activiste » Female Extension de Cornellia Sollfrank détourne-t-elle à l'aide d'un logiciel génératif les règles d'un concours de Net-Art organisé par une institution muséale, en multipliant les identités d'artistes inscrites au concours. De même le label fictif mais effectif Dick head man Records (DhmR) multiplie-t-il les identités et les pratiques.
Parallèlement, j'essaierai de mettre en évidence la manière dont « Identités Précaires » expose des sortes de « ready made » de comportements individuels que l'on trouve répliqués à l'infini dans ces usages de l'identité instable et des pseudos multiples, pour les détourner afin de révéler la supercherie du système économique qui les nourrit et s'en nourrit.
A partir des exemples analysés parmi lesquels nous inclurons également le travail de Christophe Bruno en tant qu'artiste et non pas seulement commissaire (projets Artwar (e), Fascinum), je tenterai de dégager dans une dynamique plus inductive que ce qui serait révélé par ces espaces critiques ouverts par ces artistes, c'est l'existence d'une véritable industrie de l'identité par la surveillance et la traçabilité des flux d'informations ainsi que la gestion des stocks de données narcissiques. Cependant, ressortirait également à travers ces actions critiques acerbes mais non dénuées d'humour, l'émergence du rôle ambivalent des dispositifs technologiques comme Facebook, Twitter ou Google. En effet, si ces actions artistiques critiquent un « empowerment » illusoire du citoyen manipulé, dans ses désirs de contribution, d'expression et de créativité par les logiques d'un libéralisme marchand prédateur qui est là pour générer des données qu'il peut exploiter à son profit, elles révèlent aussi, dans un esprit plus positif, la question du rôle joué par ces mêmes dispositifs technologiques dans les événements géopolitiques récents comme les Printemps arabes par exemple. En conséquence, je montrerai que le propos de ces formes artistiques est aussi d'évoquer la possibilité d'une responsabilisation de l'individu, par la prise en main de ces technologies pour un positionnement éthique de modification du politique et du lien social. Par le détournement des usages suscités par le web 2.0 et les réseaux sociaux, ces pratiques artistiques contribuent ainsi à en explorer l'ambiguïté : en dépit des contraintes et des enjeux industriels et marchands, le web 2 .0 et les technologies contributives aménageraient des espaces collaboratifs de contributions citoyennes, partagées, dé-hiérarchisées, décentralisées, éthiques et responsables.
Quelques références théoriques :
BOUQUILLION Philippe, MATTHEWS Jacob-Thomas, Le web collaboratif : Mutations des industries de la culture et de la communication, PUG, 2010. CASILLI Antonio A., Les liaisons numériques. Vers une nouvelle sociabilité ? Le Seuil, 2010. CASTELLS Manuel, The Power of Identity: The Information Age: Economy, Society, and Culture Volume II, Wiley-Blackwell, 2009.
COUCHOT Edmond, HILLAIRE Norbert, L'art numérique - Comment la technologie vient au monde de l'art, Flammarion, Paris, 2003.
DOUEIHI Milad, La grande conversion numérique, La librairie du XXIème siècle, Le Seuil, 2008. DOUEIHI Milad, Pour un humanisme numérique, La librairie du XXIème siècle, Le Seuil, 2011.
FOREST Fred, De l'art vidéo...au Net art - Art sociologique et Esthétique de la communication, L'Harmattan, Paris, 2004.
JEANNERET Yves, Y-a-t-il (vraiment) des Technologies de l'Information et de la Communication ? Presses Universitaires du Septentrion, 2007.
LEROI-GOURHAN André, Le geste et la parole, tome I Technique et langage, Editions Albin Michel, Paris, 1964.
REBILLARD Franck, Le web 2.0 en perspective – Une analyse socio-économique de l'Internet, L'Harmattan, 2007.
SIMONDON Gilbert, Du Mode d'existence des objectifs techniques, Aubier, Paris, 1989.
STIEGLER Bernard, La technique et le temps, La désorientation, Galilée, Paris, 1996.
Articles :
MOEGLIN Pierre, « L'œuvre d'art à l'ère de sa coproduction électronique », revue Epiphaneia, n° 2, COSTA Mario (dir. par), Minervini editore, 1997, pp. 13-19.
MUSSO Pierre, « Généalogie et critique de la notion de réseau », Art Press, Hors série nov. 99
MUSSO Pierre, “Techno-imaginaire et innovation technologique”, ouverture officielle du colloque « Le numérique à la croisée des imaginaires », Institut des Hautes Etudes des Sciences et des Techniques, Paris, Mercredi 16 octobre 2013.