La lecture de la page d'accueil du site Internet de l'hebdomadaire satirique Le Canard enchaîné manifeste un positionnement « communicationnel » en total décalage avec les évolutions de l'ensemble de la presse écrite.
A la fois refus et présence, l'ambiguïté de cette page constitue tout d'abord un excellent exemple de cette volonté de la parution de mettre en scène, dans « l'espace public », un certain nombre de ses pratiques et de ses choix. L'absence du Canard enchaîné de ce nouvel espace, contrairement à la quasi-totalité de tous les autres supports écrits (pas seulement d'information) est donc un choix qui mérite que l'on s'y attarde.
Quelles justifications l'hebdomadaire propose-t-il ?
Comment l'hebdomadaire satirique, qui revendique haut et fort son indépendance, envisage-t-il les évolutions possibles dans ses pratiques du journalisme, la construction de ses discours, ses rapports aux sources et la construction du lien avec les publics de lecteurs ?
Quelle est finalement la fonction de ce filtre satirique dans la fabrication ou la reprise de l'actualité, que l'hebdomadaire estime incompatible avec certains processus de circulation de l'information des nouvelles technologies ?
Le choix du Canard enchaîné s'explique d'abord par le souhait de travailler sur un objet « pérenne », dans le paysage médiatique depuis 1915, qui manifeste et revendique un recul critique sur les institutions, les événements, les individus présents dans l'espace public. Une étude « synchronique » de l'année 2010 s'attache donc d'abord à l'observation de l'événementialisation des enjeux « communicationnels » en une de l'hebdomadaire, puis de leur déclinaison en pages intérieures. La confrontation avec les discours de journalistes de l'hebdomadaire explicitant leurs pratiques professionnelles permettra de comparer avec ce qui apparaît dans l'espace public.
L'étude de ces choix s'appuie d'abord sur l'analyse des discours parus dans l'espace public afin de faire émerger les tensions à l'œuvre dans l'élaboration puis la diffusion de discours, en s'appuyant sur les travaux de Foucault, Habermas ou plus récemment ceux qui ont théorisé la complexité des espaces publics contemporains, comme Miège ou E. Neveu. Leur interprétation nécessite donc la prise en compte de l'ensemble du système médiatique français à un moment donné. L'hebdomadaire satirique assoit sa légitimité parce qu'il construit avec ses lecteurs sa propre lecture de l'information, notamment en se positionnant comme décrypteur des stratégies de communication apparaissant dans l'espace public.
Des travaux des « Cultural studies », en passant par certains courants de la sémiotique ou des approches pragmatiques, l'importance accordée au contexte, à l'évaluation des interprétations des discours en situation n'ont cessé d'être affirmées. L'approche en Sciences de l'Information et de la Communication, permet de s'intéresser au fonctionnement du processus, à la volonté d'accéder ou non à un espace public contemporain en mutation et à de nouveaux enjeux communicationnels.
1 Un refus explicite
Les quelques lignes de la page d'accueil sur Internet sont une nouvelle déclaration d'indépendance. Le premier argument est économique avec cette référence au rejet des « opérateurs plus ou moins bien intentionnés » qui souhaitaient accompagner leur diffusion en ligne.
Une autre justification attire l'attention. L'hebdomadaire souligne la nécessité de l'occupation de l'espace médiatique. Il s'agirait de ne pas laisser la place aux « escrocs ».
L'escroquerie pourrait n'être qu'économique, il est bien plus probable que Le Canard enchaîné y voie également le risque d'un détournement de son discours, menaçant le sérieux qu'il attache au travail d'information effectué. Rester maître de son discours est un enjeu essentiel pour sa légitimité et sa survie dans l'espace public. Il faut naviguer entre divers écueils, notamment l'absence et la « récupération ». L'absence totale n'est plus envisageable : il s'agit au moins de répondre à un souci d'identification.
La verve satirique pourrait aussi bien s'exercer en ligne. La multitude de sites satiriques, aussi variés que souvent éphémères, en témoigne. Donc le refus de paraître en ligne et d'alimenter un site Internet n'est pas seulement lié au choix du registre satirique, mais à d'autres considérations.
2 Des arguments « communicationnels »
Attaché à une tradition historique, le journal veut rester dans le paysage médiatique « avec du papier et de l'encre ». Est donc clairement revendiquée la volonté de ne pas entrer dans l'univers technologique de la diffusion des informations sur Internet.
Le Canard enchaîné accepte donc un décalage temporel susceptible de lui faire perdre des lecteurs. Assumer ce « retard » dans le traitement de l'information n'est pas si aisé, tant la concurrence sur la diffusion de l'information a beaucoup à voir avec la faculté d'être les premiers à diffuser ou commenter. En 2010, rares sont les hebdomadaires ou autres périodiques, qui n'ont pas profité des nouvelles possibilités offertes par un site Internet pour proposer des actualisations, des ajouts par rapport à la version papier.
Plus étonnant peut-être, mais assurément autre élément à considérer avec attention : le refus de gérer un flux de réactions par le biais d'un blog ou autre possibilité pour le lecteur de commenter sur le site de l'hebdomadaire un article. L'hebdomadaire coupe court à une nouvelle forme de circulation de l'information, de la construction et de la co-construction des discours publics.
Ce positionnement singulier amène à interroger un habitus qui s'est développé avec la mise en ligne de l'information. La possibilité de réagir de manière quasiment instantanée est déjà une nouvelle donne très importante dans la construction de la relation d'un média avec son public, mais le fait que cette intervention puisse apparaître tout aussi rapidement dans l'espace public (avec l'instauration de quelques « médiations » qui posent aussi question), est une modification tout aussi importante de la circulation des discours dans l'espace public. Or ces deux modifications fondamentales se sont installées dans le paysage médiatique sans que ses conséquences soient clairement identifées. Le retrait volontaire de l'hebdomadaire satirique sera, au moins, l'occasion d'envisager ce qu'implique la présence rendue visible des lecteurs sur le site des journaux d'information générale.
Le Canard enchaîné maintient donc un rapport distancié au lecteur. La connivence qui s'établit par le biais de l'écriture satirique ne saurait se confondre avec une mise en scène publique des interactions.
3 Un positionnement déontologique
Enfin, cette mise au point n'est pas non plus dénuée d'ambiguïtés. La une du journal est accessible tout de même et on annonce la volonté d'enrichir le contenu : « avec une rubrique historique, et, peut-être, un accès aux archives ». Autrement dit, si le refus concerne l'actualité récente, la volonté semble présente de s'inscrire « dans le temps ». Le refus de s'inscrire dans le système médiatique très réactif de l'information sur Internet se double donc du souhait de s'y inscrire comme référence « historique ». Or, si la plupart des journaux en ligne ont adopté un système d'archives de ce type, il ne fait qu'accompagner la présence de l'actualité.
Relevons cependant ce positionnement particulier de l'hebdomadaire : il dissocie l'information diffusée par le biais de la presse écrite de l'information circulant sur ce nouveau média que constitue Internet, refusant d'y voir une sorte de continuité ou de relais « naturel ». La version Internet n'est pas considérée comme une simple adaptation ou une variante de la première.
Or ce refus n'est pas un simple rejet d'une forme de modernité : la lecture d'un certain nombre de métadiscours sur ses propres pratiques confirme un véritable choix de rester sur un positionnement « décalé » par rapport aux habitudes contemporaines de circulation de l'information.
Le Canard enchaîné s'est positionné, en 2010, dans un rôle d'observateur prudent et inquiet des dérives possibles, un rôle de vigie, qui attend avant de choisir la bonne voie au milieu de ces bouleversements et de ces accélérations de la circulation des discours.
L'un des arguments clairement avancé est la question de la protection des sources, régulièrement évoquée en 2010 dans l'hebdomadaire, et réapparaissant à l'occasion de quelques « affaires » emblématiques comme l'écoute de journalistes du journal Le Monde ou l'affaire WikiLeaks. Le traitement de « l'affaire Woerth-Bettencourt » offrira également l'occasion de préciser à quel point la vigilance dans le traitement d'informations circulant de plus en plus rapidement, est un point essentiel, y compris pour une parution satirique.
Il s'agit de trouver un équilibre entre le « caché » et ce qui doit être révélé dans l'espace public. Le positionnement de l'hebdomadaire est fondé sur la nécessité de préserver des sources sans lesquelles ce qui est « caché » ne peut accéder à l'espace public, afin de permettre, paradoxalement, d'éclairer autrement des enjeux publics.
Une médiation particulière, qui s'est construite dans la durée, mais qui semble encore hésiter face aux implications d'une inscription dans une autre forme de circulation de l'information.
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