Les Technologies de l'Information et de la Communication n'ont pas écarté de nos sociétés modernes, la part du sacré qui les forge autant qu'elle leur donne sens. Mais si le sacré perdure et se renforce même, au sein de sociétés que Lipotveski[1] qualifie d'hypermodernes, il emprunte cependant d'autres formes d'expression, d'autres lieux de cultes, d'autres référents symboliques. Les entreprises sont ainsi devenues des espaces sacrés, imprégnés de mythes et de croyances, rythmés par des rites plus ou moins significatifs, plus ou moins imposés. Si ces derniers ne sont plus religieux, ils ont toutefois endossé habilement une parure de quasi-religiosité.
Nous ne pouvons alors nous empêcher de confronter l'incidence des réseaux sociaux numériques utilisés par les dirigeants d'entreprises dans leurs communications, à la part de sacré qui accompagne inéluctablement leur fonction. En effet, la dimension sacrée étroitement liée à cette dernière, ne risque-t-elle pas de s'effriter face à la profusion communicationnelle facilitée et encouragée par les réseaux sociaux numériques, et de surcroît dans un nouveau rapport au temps et à l'espace ? Comment le sacré en puisant ses fondements dans les mythes et les idéologies, et en s'inscrivant dans un temps long, ou tout au moins dans l'idée d'une continuité de l'existence, peut-il perdurer face à l'immédiateté des réseaux sociaux numériques ?
De même, le sacré s'entoure toujours d'un halo de mystère et lorsque celui-ci est levé, apparaît inévitablement la banalité de la réalité. Aussi la figure sacrée du dirigeant ne risque-t-elle pas de perdre de sa puissance symbolique dans des confessions qui mêlent si aisément vie privée et image publique ? « Comme le montrent d'innombrables contes populaires et d'innombrables rites d'initiation, le véritable secret caché derrière le mystère, c'est souvent qu'en réalité, il n'y a pas de mystère ; le vrai problème, c'est d'empêcher le public de le savoir aussi »[2]. Enfin que reste-t-il du sacré quand le dirigeant s'expose à des bourdes, lapsus et autres maladresses ?
Parmi la pluralité des réseaux sociaux numériques, les blogs nous sont apparus comme les dispositifs les plus utilisés par les dirigeants d'entreprises dans la construction de leur image et dans l'affirmation d'une certaine légitimité de leur pouvoir. La question demeure toutefois quant à l'incidence de tels dispositifs dans un processus de sacralisation étroitement lié à l'autorité d'un dirigeant. Les tweets, par exemple, ont davantage vocation à relayer une information, qu'à poser un discours. Une recherche, que nous menons par ailleurs, nous a ainsi permis de constater une extrême prudence des dirigeants à utiliser les micro-bloggings et une volonté plus ou moins affichée et consciente de maîtriser leurs discours, de toute évidence, par crainte d'égratigner leur image et celle des organisations qu'ils représentent, autant qu'elles les présentent.
Mais pour autant, une utilisation maîtrisée des réseaux sociaux numériques recherchée par les dirigeants d'entreprises, peut-elle être apparentée à une nouvelle forme de sacralisation ? A contrario, est-ce qu'une exposition « entière et sincère » d'eux-mêmes via les blogs, en les présentant finalement comme de simples mortels animés par des préoccupations profanes, risque-t-elle de fissurer la part de symbolique dont relève leur autorité ? Enfin, comment penser la médiation entre un monde profane sous le joug de l'instantanéité des réseaux sociaux numériques et un monde sacré qui s'inscrit plutôt dans le temps long des rituels ?
Pour répondre à cette problématique, nous nous adosserons simultanément à des apports théoriques liés à la dimension symbolique du pouvoir (Weber, Bourdieu,...), aux concepts d'identité symbolique (Sfez,...) et de reconnaissance (Honneth,...), ainsi qu'à une investigation en profondeur des blogs de certaines personnalités du monde de l'entreprise. A cet effet, nous explorerons la communication de dirigeants emblématiques, mais également d'autres de notoriété moindre, mais qui escomptent, de toute évidence, par l'utilisation des réseaux sociaux numériques, gagner en légitimité auprès d'un large public.
C'est donc à partir d'une analyse qualitative du contenu de discours recueillis via les blogs de certains « patrons », que nous avons essayé d'apprécier le type d'informations que ceux-ci choisissent de communiquer, et qui s'inscrit inévitablement dans une mise en scène de leur personnage public et participe inévitablement de la sacralisation de leur pouvoir.
Dans notre mise en correspondance de la communication des dirigeants d'entreprises par les blogs et de la dimension sacré de leur pouvoir, nous sommes partis du principe « d'identité symbolique », défini par Lucien Sfez[3], au travers des trois dimensions que le dirigeant se doit d'investir pour légitimer son autorité : la visée identitaire, la liaison entre les éléments et la mutabilité de l'ensemble. Si la visée identitaire s'inscrit dans un processus de signification des différents contextes (économique, social, organisationnel...) qui englobent le dirigeant, la liaison, par un phénomène de correspondances, assure le lien entre des éléments forcément hétérogènes. Enfin, le principe de mutabilité témoigne du caractère dynamique des liaisons et assure la pérennité de l'ensemble du système. Si l'ensemble ne peut trouver de connexions avec le contexte qui l'englobe, il sera amené à disparaître. « Des ensembles meurent, faute de renouveler leur liaison avec le milieu extérieur »[4].
Les réseaux sociaux numériques nous ont semblé répondre à ces trois conditions. En effet, en s'engageant et surtout en communiquant sur des problématiques de société, les dirigeants, à travers leurs blogs, élargissent leurs activités professionnelles à une plus vaste signification, presque transcendantale. Quant à la structure réticulaire de ces dispositifs numériques, elle assurerait une liaison, un pont entre des dimensions posées souvent en contradiction, comme l'économique et le social, le local et le global, ou bien encore entre une logique d'actions à court terme et de perspectives à long terme. Enfin, cette forme de communication s'inscrit dans le concept plus vaste de communication institutionnelle et se pose simultanément comme reflet et moteur des valeurs d'une société et d'une époque.
De même, en nous appuyant sur la théorie de la reconnaissance d'Honneth[5], nous pouvons effectivement identifier au travers de la lecture des blogs de certains dirigeants, une volonté d'éprouver des expériences personnelles de partage, de confiance et de respect : « En considérant la reconnaissance comme la confirmation par autrui de l'idée qu'un individu se fait de sa propre valeur (...) »[6].
Il est ainsi possible de suggérer l'expression de deux volontés à travers les blogs des dirigeants d'entreprises : une inscription dans des activités quotidiennes et profanes et une inscription dans le symbolique qui fournirait un sens à l'ensemble des propos échangés. In fine, les réseaux sociaux numériques permettent-ils de (re)-sacraliser l'image des dirigeants et de leurs entreprises, même quand les salariés et la clientèle semblent avoir perdu toute confiance ?
La présente recherche éclairera donc, dans une première partie, la correspondance traditionnelle entre pouvoir et sacré, avant d'en pointer, dans une deuxième partie, les dissonances susceptibles d'entraîner une désacralisation du pouvoir à l'ère des réseaux sociaux numériques. Enfin, notre réflexion ouvrira, dans une ultime partie, des perspectives de (ré)conciliation entre mythes et modernité, ou plus précisément de « resacralisation » du pouvoir par et dans les dispositifs numériques.
[1] LIPOVETSKY G., Les temps hypermodernes, Paris, Ed. Grasset, 2004, 185 p.
[2] GOFFMAN E., La mise en scène de la vie quotidienne – la présentation de soi, Paris, les Editions de Minuit, 1973, p. 71.
[3] SFEZ L., « Identités : l'un et l'autre », in Dictionnaire Critique de la Communication, Tome 1, Les données de base – les théories opérationnelles, Paris, Presses Universitaires de France, 1993, p. 234.
[4] SFEZ L., « Identités : l'un et l'autre », op. cit. p. 235.
[5] HONNETH A., La lutte pour la reconnaissance, Paris, Ed. Cerf., 2000, 240 p.
[6] GRANJON F., « Amitiés 2.0. le lien social sur les sites de réseaux sociaux », op. cit. p. 103.