La thèse philosophique et épistémologique selon laquelle la technique est anthropologiquement constitutive – dite thèse TAC (Steiner, 2010) – part du principe que la technique rend possible les formes les plus générales de la cognition et de l'expérience humaines. A la suivre, il s'agit de se donner les moyens de comprendre comment les outils, les interfaces, les organisations matérielles que nous concevons et utilisons peuvent affecter nos façons de raisonner, de percevoir, de définir des valeurs et des identités ainsi que nos manières d'être et d'agir ensemble. Elle puise ses sources auprès des travaux de Leroi-Gourhan, Simondon, Stiegler, Derrida ou encore Goody et réévalue la façon dont on peut définir à la fois l'homme et la technique. 1) L'homme est considéré comme originairement équipé, prothétisé. Les fins qu'il se donne tout comme ses possibilités d'action ne préexistent pas aux médiations techniques. 2) L'outil quant à lui n'est ni un simple moyen au service d'un anthropos bien formé qui le précéderait, ni un ob-jet posé là dans son altérité et son étrangeté, existant sur un mode constitué et anthropologiquement déterminant. La thèse TAC n'implique donc pas de déterminisme technique puisque les deux termes de la relation (homme et technique) sont constitués par la relation elle-même. Aucun ne préexistant à l'autre, tout rapport de détermination est exclu. Je propose ici d'aborder les TIC à partir de la thèse TAC 1) de façon à développer une proposition sur les actes de communication en ligne générant des traces numériques et les modalités d'être-ensemble qu'elles capacitent ; et 2) de façon à éprouver le pouvoir heuristique de ladite thèse TAC en SIC, c'est-à-dire à en dégager les implications épistémologiques pour la recherche en SIC. La thèse TAC semble en effet permettre – la proposition que je vais soutenir en est une illustration – de repenser la nature de certains concepts explicatifs, objets et terrains en SIC.
Ma proposition est donc la suivante : l'acte de communication en ligne générant des données numériques est un acte de dissolution du sujet de l'énonciation dans ses propres traces. Des traces dont l'autonomie (Derrida, 1971) est radicalisée par la numérisation – on peut parler de déliaison des traces (Merzeau, 2013) – et qui se trouvent offertes à différents phénomènes d'impersonnalisation et de décontextualisation dont la prise en charge algorithmique organise quelque chose comme un monde commun dont personne n'a à faire le projet (Cardon, 2013 ; Sarrouy, 2012). On pourrait alors parler, après Nancy (1986), de communautés désœuvrées puisque l'être-ensemble n'est pas l'œuvre de sujets, ne repose pas sur des formes de mobilisations subjectives, mais il est fait de rencontres impersonnelles algorithmiquement organisées entre sujets dissous dans leurs traces. Ainsi, à côté des analyses qui ont pu aborder la communication en ligne comme une manière de rejouer, dans la distance, la relation interpersonnelle en situation de co-présence tout en axant la recherche sur les blogs, les réseaux sociaux, les forums, etc. (Beuscart, Dagiral & Parasie, 2009 ; Beaudoin, 2002), je propose plutôt d'insister sur le caractère impersonnel des rencontres organisées par le dispositif web à partir d'agencements algorithmiques de traces numériques.
L'hypothèse que je soutiens est fidèle à la thèse TAC dans la mesure où elle ne conçoit pas les TIC comme des médiations déjà produites puis mobilisées par les différents modes d'action afin de réaliser certaines tâches, comme par exemple : le maintien d'une relation de face à face mais à distance, l'exposition de soi comprise comme une identité bien formée cherchant à s'exprimer, le renouveau des relations interpersonnelles, la restauration du lien social (Casili, 2010), etc. Les TIC sont bien plutôt saisies comme un ensemble organisé autant qu'organisant. Il s'agit donc de comprendre minutieusement les caractéristiques techniques des TIC pour en dégager les dimensions structurantes. Non pas que les techniques soient la seule ressource explicative de notre être-au-monde, mais elles méritent d'entrer en jeu au même titre que d'autres régions de la réalité humaine (culture, histoire, société, etc.) Pour répondre à l'ambition de la thèse TAC qui cherche à comprendre comment, concrètement, la technique – ici les TIC – modifie notre être-ensemble, il est nécessaire d'en passer par une description soigneuse des caractéristiques techniques propres aux données numériques qui supportent et constituent les actes de communication en ligne. Je porterai une attention toute particulière à la répétabilité, la calculabilité, la manipulabilité, la désémantisation, l'orthothéticité (Bachimont, 2012) et la déliaison (Merzeau, 2013) des traces numériques pour éprouver quels modes de communication et quelles modalités d'être-ensemble elles capacitent. Sur le web, chaque acte d'énonciation au sens large (action, navigation, like, retweet, commentaire, post, clic, etc.) est une interaction avec un environnement numérique qui peut générer une donnée susceptible d'être automatiquement récoltée, stockée puis traitée (datamining) – c'est-à-dire sortie de son contexte de production pour intégrer d'autres chaines de significations. Les traces numériques, en raison de leur mobilité, de leur volatilité, de leur calculabilité sont offertes à différents effets de décontextualisation, impliquant une dissolution du sujet de l'énonciation dans les marques qu'il abandonne. Cela peut certes mener chacun à se retrouver dépossédé du sens de ses agissements (Merzeau, 2013), mais cela ouvre également sur des formes d'être-ensemble qui reposent sur des phénomènes d'impersonnalisation.
Cette hypothèse construite à partir des exigences de la thèse TAC conditionne les terrains et objets d'une recherche qui se déploie en SIC. Ainsi, plutôt que de régler la focale sur les usages, les blogs, les dispositifs de participation, les réseaux sociaux, le web 2.0. et autres situations de mobilisations subjectives techniquement équipées, il s'agit de s'intéresser aux processus actifs et positifs de désubjectivation, aux mécanismes de décontextualisation des traces, aux procédés d'impersonnalisation des données, aux organisations algorithmiques de rencontres éphémères entre sujets disséminés, aux phénomènes de dissolution de l'autorité du sujet de l'énonciation. Feront ainsi par exemple des terrains pertinents : les analyses concernant les systèmes d'API qui permettent le partage de l'accès aux données entre différentes applications, les fonctionnalités qui prennent le dire de façon à dissoudre l'autorité de l'émetteur (like, retweet, différentes notes ou étoiles, « juger ce commentaire utile », etc.), ainsi que le rôle des algorithmes dans l'agencement du monde que l'on partage, comme par exemple le PageRank de Google (Cardon, 2013).
Ma communication se déploiera sur quatre moments. Je propose 1) de décrire et prolonger la perspective philosophique et épistémologique qui consiste à penser la technique dans son caractère constitutif – thèse TAC – pour en éprouver l'efficace au niveau de l'être-en-commun à l'heure des TIC. Cela me mènera 2) à développer la thèse suivant laquelle l'acte de communication en ligne générant des données est un acte de dissolution du sujet de l'énonciation dans ses propres traces devenues autonomes et impersonnelles et qui, algorithmiquement agencées, peuvent donner lieu à des formes singulières d'être-ensemble qu'on pourrait appeler communautés désœuvrées puisqu'elle ne sont l'œuvre de personne. 3) Je montrerai comment, fidèle à la thèse TAC, je construis ma proposition à partir d'une prise en considération du caractère constitutif des traces numériques dans leurs caractéristiques techniques essentielles. Enfin, 4) j'insisterai sur le pouvoir heuristique de la thèse TAC pour les SIC montrant comment la recherche pourrait être amenée à reconsidérer – jusqu'à le renverser – le privilège de la relation interpersonnelle de co-présence (face à face à distance) sur la relation d'être côte-à-côte impliquant des dispositifs d'impersonnalisation. La thèse TAC, thèse épistémologique et philosophique qui permet de dépasser l'alternative « déterminisme technique VS inefficacité de la technique », a donc des implications épistémologiques en SIC dans la mesure où elle invite à reconsidérer les objets, terrains et ambitions de la recherche.
Bachimont, B. (2012). Le sens de la technique. Paris: Encre Marine.
Beaudouin, V. (2002). De la publication à la conversation. Réseaux, 6(116), 199-225.
Beuscart, J.S. et al. (2009). Sociologie des activités en ligne. Terrains & travaux, 15, 51-79.
Cardon, D. (2013). Dans l'esprit du PageRank. Réseaux, 1(177), 63-95.
Casilli, A. (2010). Les liaisons numériques. Paris: Seuil.
Derrida, J. (1971). Signature, événement, contexte. Montréal.
Leroi-Gourhan, A. (1965). Le geste et la parole. Paris: Albin Michel.
Galinon-Mélénec, B. (Dir.) (2013). Traces numériques. Paris: CNRS Editions.
Goody, J. (1979). La raison graphique. Paris: Les Editions de Minuit.
Goody, J. (2007). Pouvoirs et savoirs de l'écrit. Paris: La Dispute.
Heidegger, M. (1954). Essais et conférences. Paris: Gallimard.
Merzeau, L. (2013). L'intelligence des traces. Intellectica, (59), 115-136.
Nancy, J-L. (1986). La communauté désœuvrée. Paris: Christian Bourgois.
Rouvroy, A. & Berns, T. (2013). Gouvernementalité algorithmique et perspectives d'émancipation. Réseaux, 1(177), 163-196.
Sarrouy, O. (à paraître). Des algorithmes comme actants interactionnels. In Actes de l'ICA Regional Conference. 7-8 mars 2012, Lille/Roubaix.
Steiner, P. (2010). Philosophie, technologie et cognition, Intellectica, 53/54, 7-40.
Simondon, G. (1958). Du mode d'existence des objets techniques. Paris: Aubier.
Stiegler, B. (1994). La technique et le temps. Paris: Galilée.