Parmi les cinq secteurs constituant les industries éducatives mis en évidence par Pierre Mœglin (2010), l'édition de manuels, l'informatique pédagogique, la formation à distance, les produits pour l'éducation non formelle et les systèmes numériques d'information et de gestion, le cinquième tente d'imposer un cadre fédérateur et d'organiser l'ensemble des industries éducatives à son profit, selon un nouveau modèle lié au développement des fonctions d'intermédiation, celui du courtage informationnel.
Au sein d'un groupe de recherche[1] sur le courtage informationnel labellisé par la MSH Paris-Nord, des chercheurs de plusieurs disciplines (sciences de l'information et de la communication, sciences de l'éducation, sciences du langage, anglais, etc.) travaillent depuis plusieurs années à affiner la construction de ce dernier modèle en analysant des terrains variés situés à des endroits-clés du secteur éducatif, considéré comme un système. Ces terrains[2], qui concernent aussi bien la formation initiale que la formation professionnelle, ont en commun de prendre en compte la dimension régionale qui occupe une place croissante dans le champ éducatif pour des raisons que nous exposerons dans la communication. Par ailleurs, cette recherche s'inscrit clairement dans une approche qui fait de l'industrialisation de la formation une variable explicative fondamentale pour comprendre les transformations à l'œuvre dans le champ éducatif. Par un voisinage étroit avec le courant des industries culturelles, elle tente d'établir des comparaisons entre secteurs (culture, communication, éducation) et s'interroge sur le maintien d'une spécificité forte du champ éducatif ou au contraire son intégration dans l'ensemble vaste et controversé des industries dites créatives.
La conception du modèle qui est ici en jeu relève de l'idéal-type de Max Weber tel qu'il l'a théorisé dans ses quatre Essais sur la théorie de la science, notamment le premier « L'objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales » (1904, éd. 1965). D'après Weber, on obtient un idéaltype « en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l'on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu'on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène [einheitlich]. » (op. cit., p. 141). Cette voie de l'élaboration d'un idéal-type n'est au fond rien d'autre qu'une « approche par cas » (Passeron, Revel, dir., 2008) – parmi d'autres possibles. Elle tente en effet d'associer le langage de l'analyse de « traits » à celui de la désignation de « cas ». La problématique sous-tendue par cette démarche pourrait donc être ici formulée de la façon suivante. Dans quelle mesure l'approche par idéal-type est-elle susceptible de mettre en évidence une fonction capable de recomposer sur des bases nouvelles les interactions multiples des acteurs de l'éducation et de la formation qui, déstabilisées par le délitement du modèle ancien, semblent aujourd'hui erratiques ? Bien sûr, la communication proposée ne prétendra pas à elle seule épuiser la question. Il s'agira ici de montrer comment et jusqu'à quel point le modèle idéal-typique de l'intermédiation en éducation rend compte d'un phénomène hautement médiatisé aujourd'hui, celui des MOOC ou Massive Open Online Courses.
Trois plates-formes, Coursera, Udacity et edX illustrent à elles seules l'offensive par les MOOC des universités américaines. Nous les présenterons succinctement et nous nous focaliserons sur l'étude des deux premières dites for profit qui, malgré des différences que nous soulignerons, présentent des caractéristiques communes susceptibles d'alimenter la problématique qui est la nôtre. Pour mettre à l'épreuve notre modèle sur ces deux cas, nous nous baserons sur la présentation que les promoteurs de ces deux plates-formes font eux-mêmes sur le Web mais aussi sur quelques articles synthétiques ou billets écrits sur le sujet dont ceux de Dominique Boullier (2013), Mathieu Cisel et Eric Bruillard (2012), Thierry Karsenti (2013) ou Pierre Moeglin (2014). Ce travail sera enrichi par une activité de veille rendue possible par la participation au réseau NumerUniv coordonné par Jérôme Valluy.
La communication sera organisée en trois parties. Dans un premier temps, il s'agira de présenter rapidement les grandes tendances à l'œuvre dans le champ éducatif qui alimentent l'hypothèse d'un changement de paradigme en cours dans ce secteur, puis de faire un état des connaissances sur le nouveau modèle de l'intermédiation en éducation en précisant sur quelles hypothèses il s'est construit. Il s'agira ensuite de proposer une schématisation du phénomène MOOC, à travers les cas Coursera et Udacity. Ce schéma nous permettra en particulier de distinguer un chaînage vertical (de la maîtrise d'ouvrage aux bénéficiaires visés) et un chaînage horizontal (des acteurs élaborant l'offre aux bénéficiaires réels en passant par les maillons intermédiaires indispensables à cette mise en relation). Ce double chaînage nous fournira l'occasion de rendre compte d'un « design organisationnel » (Combès, Mœglin, Petit, 2012) original, propre à organiser l'écosystème évoqué par Mathieu Cisel et Eric Bruillard (ibid.). Enfin, dans une troisième et dernière partie, nous discuterons de l'intérêt et des limites d'une telle modélisation apte, selon nous, à organiser un nombre important de paramètres composant le phénomène d'industrialisation renforcé par les MOOC, sans pouvoir prétendre rendre compte à elle seule de deux mouvements concomitants mais distincts que sont la marchandisation ou l'internationalisation. Nous nous interrogerons ensuite, par la comparaison avec des phénomènes situés en d'autres endroits du système, sur les conditions de possibilité d'une modélisation générale de l'intermédiation en éducation. Nous conclurons enfin sur la « preuve » apportée par une méthodologie de ce type appliquée en Sciences de l'information et de la communication, en revendiquant de nous inscrire, pour reprendre une expression de Jean-Claude Passeron (2001), dans une science de la présomption.
Références bibliographiques :
BOULLIER Dominique (2013) : « MOOC : la standardisation ou l'innovation ? », FING, www.internetactu.net.
CISEL Mathieu, Bruillard Eric (2012) : « Chronique des MOOC », Sticef, volume 19.
COMBES Yolande, MœGLIN Pierre, PETIT Laurent (2012) : « Industries éducatives : vers le tournant créatif ? », in Bouquillion Philippe (2012) Industries créatives ?, Presse Universitaire de Vincennes, PUV, pp. 147-169.
KARSENTI Thiery (2013) : « MOOC, révolution ou simple effet de mode ? », Revue internationale des technologies en pédagogie universitaire, 10(2), pp. 6-22.
Mœglin Pierre (2014) : « L'enseignement supérieur au défi du numérique. MOOC : de l'importance d'un épiphénomène », Futuribles, n°398, janvier 2014.
Mœglin Pierre (2010) : Les industries éducatives, Paris, PUF, Collection Que sais-je ?
PASSERON Jean-Claude (2001) : « La forme des preuves dans les sciences historiques », Revue européenne des sciences sociales, XXXIX-120 (2001).
PASSERON Jean-Claude, REVEL Jacques, dir. (2008) : Penser par cas, Paris, Editions de l'Ecole des hautes études en sciences sociales.
WEBER Max (1965) (1904) : Essais sur la théorie de la science. Premier essai : l'objectivité de la connaissance dans les sciences et la politique sociales, traduction de l'allemand par Julien Freund, Paris, Plon.
[1] Ce groupe naguère dirigé par Yolande Combès est aujourd'hui dirigé par Laurent Petit
[2] A titre d'exemples, citons la plate-forme Corrélyce qui met à disposition des lycées de la région PACA des ressources numériques selon des modalités nouvelles, Centre Inffo qui met en œuvre une plate-forme d'information sur les formations d'un nouveau genre ou bien le projet de Learning Centre de la région Nord-Pas-de-Calais qui tend à redessiner les frontières entre l'université et le territoire.