Penser les technologies en termes de possibles, c'est d'abord identifier ce que les technologies nous permettent de faire, les modalités d'action qu'elles proposent et les actions qu'elles suscitent. Mais cette ouverture des possibles se caractérise également par une configuration des capacités d'action : dans le même temps qu'elles rendent possibles certaines activités, ces technologies contraignent leur réalisation, en conditionnant plus ou moins fermement leurs usages.
Nous souhaiterions ici contribuer à montrer comment la diffusion de ces possibles et de ces contraintes via des technologies numériques induit de nouvelles logiques d'orientation des comportements dans l'espace public. En cela, nous défendons l'idée que les technologies numériques produisent de nouvelles formes de « gouvernementalité », c'est-à-dire de nouvelles façons de « conduire les conduites ». En fonction des principes et des valeurs qu'elles portent, elles organisent des relations, cadrent des pratiques, instituent des formes d'engagement.
Pour nourrir cette réflexion, cette communication mobilisera des données empiriques issues de trois terrains différents : la structuration de réseaux thématiques sur le web, les effets performatifs des algorithmes des moteurs de recherche, et le design des sites web participatifs.
Les bulles du web
Contrairement à internet, qui se caractérise par une architecture ouverte et décentralisée, facilitant ainsi la participation des internautes à la production et à la circulation des contenus (Cardon, 2010), le web est un réseau fortement hiérarchisé. Sa structuration repose sur une distribution inégale de liens hypertextes entre les sites, qui répond à une « loi de puissance » (Barabasi et Albert, 1999) : un petit nombre de sites accaparent la très grande majorité des liens, alors que la majorité des sites n'est pointée que par très peu de liens. Une autre caractéristique du web a trait à son caractère « homophile », c'est-à-dire que les sites sont liés entre eux par des affinités thématiques ou idéologiques (Sunstein, 2002). Ainsi, les internautes évoluent au sein de sphères homogènes, où les sites qu'ils visitent ont tendance à les conforter dans leurs opinions plutôt qu'à les exposer à des arguments contradictoires (Lev-On, Manin, 2006).
En termes de possibles, le web permet donc aux internautes de procéder directement à la hiérarchisation des contenus en proposant des liens depuis un site vers un autre (les moteurs de recherche de type Google utilisent la distribution des liens comme indicateur de popularité de sites et considèrent ainsi que proposer un lien pour un site revient à « voter » pour lui), et à leur organisation, en regroupant des sites abordant des thématiques similaires. Mais cette structuration spécifique soulève des questions en termes de pluralisme des informations (la structure du web tend à renforcer un phénomène de concentration) et de confrontation d'arguments opposés (la structure du web tend à la constitution de sphères idéologiquement homogènes). Il s'agit donc ici de réfléchir aux modes d'orientation des comportements des internautes en termes de recherche d'informations politiques induits par le lien hypertexte et la structure du web. Pour ce faire, nous nous baserons sur une analyse de différentes controverses médiatiques (l'opposition au mariage pour tous sur internet, les théories du complot en lien avec le 11 septembre, les mouvements d'opposition à la vaccination, ou encore les réseaux de soutien à l'humoriste et polémiste Dieudonné). Notre méthodologie reposera sur une analyse statistique de la distribution de liens et le recours à des outils de « cartographie » du web.
La performativité des algorithmes
Les algorithmes sont extrêmement présents sur le web. Ils trient, sélectionnent, ordonnent et apparient des informations. Dans un tel contexte, les internautes et les fournisseurs de contenus peuvent ajuster leurs comportements en fonction de ce qu'ils connaissent de ces formules mathématiques, et optimiser ainsi leurs chances de franchir le filtre algorithmique. Par exemple, les éditeurs de sites web peuvent se livrer à des techniques d'optimisation pour les moteurs de recherche afin que leurs documents soient le mieux référencés possibles sur les listes ordonnés par un algorithme du type PageRank (Rieder, 2005 : Mager, 2009 ; Röhle, 2009 ; Dick, 2012). Quant à ceux qui conçoivent les algorithmes, ils peuvent tenter d'agir de manière à ce que les acteurs concernés par l'action de la formule se conforment autant que possible à une grammaire d'action qui permettra à l'algorithme de fonctionner au mieux et de fournir un résultat que son concepteur considèrera comment étant satisfaisant, selon ses propres critères d'évaluation. Cette approche veut montrer que nous assistons à des formes singulières d'exercice du pouvoir, rendues possibles étant donné la matérialité des dispositifs par lesquels le pouvoir est médié, et étant donné « un remplacement de la dualité sujet / objet, par des relations ternaires entre sujets / objets / systèmes informatiques réflexifs dans lesquels les sujets ne sont plus tant présupposés que produits par leurs relations avec les objets et les systèmes réflexifs qui les forment et les informent » (Rouvroy, 2013, p. 3).
Nous proposons de présenter d'une part en quoi l'étude de cette forme de gouvernementalité nous semble constituer un enjeux crucial pour les Sciences de l'information et de la communication, et d'autre part d'exemplifier en quoi peut consister une telle étude du point de vue empirique en présentant les résultats de travaux récents visant à sonder les relations de pouvoir entre la firme Google et les éditeurs de presse en ligne.
Le design comme enjeu de pouvoir
A l'échelle des sites, l'articulation entre possibles et contraintes est encore différente : nous ne sommes pas face à des « lois » qui régissent leur fonctionnement, mais bien plus à un ensemble hétérogène de ressources techniques qui peuvent être agencées de manières très différentes. La façon dont des sites cadrent et orientent les activités des internautes n'est donc pas liée aux sites en eux-mêmes, mais à leur design, c'est-à-dire à la façon dont ils sont conçus, à partir d'applications variées, assemblées les unes aux autres de façon cohérente dans le but de produire un modèle de participation. En autorisant ou non certaines formes de communication, la technique va forger une conception normative de la participation de l'internaute, contribuant ainsi à rendre tangible un modèle politique et des formes de citoyenneté spécifiques. Considérés comme des dispositifs de médiation, les sites sont des espaces qui déterminent le contexte de production de l'expression et permettent l'articulation de normes techniques et sociales.
Dans le cadre d'une analyse du design de sites participatifs, nous avons identifié différents éléments qui entrent enjeu dans la construction de ces modèles (Badouard, Mabi, 2012) : les ressources techniques (les applications qui permettent l'interaction) ; leur mise en forme documentaire et éditoriale et l'organisation des parcours de navigation des internautes. Dans le cadre de cette communication nous proposerons une grille d'analyse du design en nous appuyant sur l'étude d'un certain nombre de sites participatifs mobilisés dans les débats publics de type CNDP (Monnoyer-Smith, 2010). Il s'agira de montrer comment l'organisation de la participation en ligne traduit un équilibre subtil entre les possibilités d'action et les contraintes offertes par les dispositifs numériques, entre ambitions politiques et choix techniques.
Références
Badouard R., Mabi C., 2011, « Apprendre à décrypter les contraintes techniques : un enjeu de pouvoir », Séminaire du GIS Marsouin, Bénodet, 26 et 27 mai 2011.
Barabasi A.-L., Albert R., 1999, « Emergence of scaling in random networks », Science, n°286, p.509-512.
Cardon D., 2010, La démocratie internet : Promesses et Limites, Editions du Seuil.
Dick M., 2011, « Search engine optimisation in UK news production », Journalism Practice, vol. 5, n°4, p. 462-477.
Lev-On A., Manin B., 2006, « Internet : la main invisible de la délibération », Esprit, p.195-212.
Mager A., 2009,, « Mediated health: sociotechnical practices of providing and using online health information », New Media & Society, 11, p. 1123-1142.
Monnoyer Smith L., 2010, Communication et délibération. Enjeux technologiques et mutations citoyennes, Paris, Hermès.
Röhle T., 2009, « Dissecting the Gatekeepers. Relational Perspectives on the Power of Search Engines », in : Becker K, Felix S. (dir.) Deep Search. The Politics of Search beyond Google, Innsbruck, StudienVerlag, p. 117-132.
Rieder B., 2005, « Networked Control: Search Engines and the Symmetry of Confidence », International Review of Information Ethics, vol. 3, p. 26-32.
Rouvroy A., 2013, Face à la gouvernementalité algorithmique, repenser le sujet de droit comme puissance, Document de travail, disponible ici : http://works.bepress.com/antoinette_rouvroy/43/
Sunstein C., 2002, Republic.com, Princeton University Press.