L'idée - ou l'idéal - de présence par le réseau numérique implique que "le média tente de se faire oublier", écrit Jean-Louis Weissberg (1999, p. 53). En effet, la production d'un dispositif socio-technique d'information et de communication (distic) à vocation immersive vise une finalité paradoxale : l'illusion de non médiation. Le distic cherchant à immerger un sujet dans un environnement artificiel doit être transparent pour l'utilisateur – au moins dans sa dimension artefactuelle. En clair, un distic efficace est un distic qui sait se faire oublier. C'est, semble-t-il, à cette condition qu'un sujet peut éprouver un sentiment de présence, c'est-à-dire la sensation d'être dans un lieu dans lequel il n'est pas réellement (e.g. Coelho et al., 2006 ; Heeter, 1992 ; Mestre et Fuchs, 2001). Ainsi, l'interface artificielle n'étant plus perçue, le sujet a la sensation qu'il est naturellement – sans médiation technique – dans l'environnement produit qui lui apporte des informations et par l'intermédiaire duquel il peut communiquer. Ainsi, il s'agirait de sacrifier subjectivement la dimension technique du distic sur l'autel de la présence. Or, suffit-il de créer une interface totalement transparente – ce qui est, technologiquement, difficile à réaliser – pour s'assurer que le sujet soit immergé, presque malgré lui ? Un tel projet ne vaudrait-il pas que pour un homme simplifié, pour reprendre l'expression de l'ouvrage éponyme de Jean-Michel Besnier (Besnier, 2012) ? La présence dans les environnements immersifs est-elle aussi simple ?
L'objectif de ce papier consiste à apporter une contribution à la compréhension des distics immersifs en proposant d'estimer les relations entre le type d'environnement immersif et le degré de présence ressenti par le sujet immergé.
Concrètement, la première partie de ce travail est relative à l'analyse de la présence dans les environnements immersifs d'un point de vue théorique. Cet examen permet de mettre en exergue les dimensions de la présence : la présence personnelle – i.e. le sujet pense qu'il est à l'intérieur de l'environnement immersif – et la présence environnementale – i.e. le sujet pense que l'environnement immersif est réel – (e.g. Heeter, 1992 ; Biocca, 1997). Cette partie permet, par ailleurs, de souligner les présupposés sur la base desquels se fonde la notion de présence.
C'est sur la base de cet examen qu'un double positionnement est proposé afin de rendre compte de la présence dans les environnements immersifs : l'approche socio-constructiviste (Berger et Luckmann, 1966) et phénoménologique (Merleau-Ponty, 1964).
Une étude empirique est conduite afin d'estimer, au sein du distic immersif, les liens entre 7 types d'environnements (rêve, imagination, roman, film, jeu vidéo, métavers et environnement virtuel) et le niveau de présence de 180 sujets interrogés sur la base d'un questionnaire. L'analyse des données recueillies se fonde sur une série d'analyses factorielles exploratoires et confirmatoires, sur un modèle d'équations structurelles et sur un test non paramétrique de variance (le test de Kruskall-Wallis).
Les résultats de cette étude soulignent, principalement, plusieurs points : Premièrement, les analyses factorielles exploratoires et confirmatoires montrent qu'il existe un mode de présence mixte qui s'inscrit dans le prolongement des travaux d'Alain Bouldoires (2005) qui soulignent le caractère hybride de la représentation de la relation homme-machine, notamment chez l'adolescent. Du point de vue de la présence personnelle, il s'agit de la sensation d'être simultanément dans deux environnements différents. Du point de vue de la présence environnementale, le sujet considère, simultanément, comme réel l'environnement immersif et l'environnement initial. Ce résultat souligne la dimension communicationnelle de l'homme : le sujet humain n'est pas une substance qui serait localisée soit dans un environnement, doit dans un autre. Si la présence peut être partielle c'est parce que le sujet est le lieu commun à tous ces environnements : le sujet est communication.
Deuxièmement, le modèle d'équations structurelles met en évidence le fait que certaines dimensions de la présence – en l'occurrence, la présence personnelle mixte et la présence environnementale – produisent des effets significatifs sur le sujet après la phase d'immersion : le sujet déclare que non seulement quelque chose en lui a changé, mais que la réalité lui semble, également, différente. La présence dans les environnements immersifs ne peut, ainsi, être réduite à une pure illusion.
Troisièmement, et c'est que montre le le test de Kruskall-Wallis, en dépit du potentiel technique immersif – loué par les technophiles et critiqué par les technophobes – des dispositifs de réalité virtuelle, le niveau de présence dans les environnements virtuels n'est pas plus élevé que lors de la lecture d'un roman par exemple. En dépit des caractéristiques techniques très différentes des distics immersifs, il semble bien exister un continuum du point de vue de la subjectivité. En conclusion, le distic immersif est au-delà de l'interface technique, au-delà de l'environnement artificiel qu'il produit, au delà-même du sujet qu'il est censé immerger. Le distic est, à la fois, tout cela, tout en excédant ce tout. Par son intermédiaire, les frontières entre l'homme et la machine, entre les hommes entre eux, entre l'environnement initial et le nouvel environnement dans lequel le sujet est immergé deviennent floues, voire poreuses. Entité hybride, le distic immersif nous oblige à abandonner le présupposé d'un sujet substantiel vivant dans une réalité elle aussi substantielle, un sujet distinct des autres sujets, un sujet distinct de la machine avec laquelle il interagit. Le sujet soi-disant substantiel, localisable dans l'espace et dans le temps se fissure, se disloque : la présence n'est plus, comme on le croyait, une présence pleine et entière – être vs ne pas être – mais une présence lacunaire, partielle. On aurait tort de croire que le sujet, grâce aux distics immersifs, se caractérise par l'ubiquité. Ce serait croire encore à son caractère indivisible, ce serait le réduire à un individu. Ce sujet là est un mythe, pas même un idéal car c'est un sujet enfermé dans ses propres limites. Un sujet étranger à toute communication. Car être présent, c'est précisément le contraire de cela : être présent, c'est incarner le lien entre les différents environnements réels, artificiels, imaginaires, possibles ou impossibles. Car être présent c'est incarner la communication elle-même. Une communication où le sujet abandonne une part de lui-même dans l'environnement initial qu'il quitte pour rejoindre, partiellement, le nouvel environnement. Mais, paradoxalement, demeurant en partie dans l'environnement initial, le sujet emporte avec lui les relations qu'il entretient avec son environnement : lorsqu'il est immergé dans le nouvel environnement ce n'est pas un sujet neutre, vierge de toute expérience qui l'arpente, mais un sujet social. Incapable de couper les amarres qui le tiennent à l'environnement initial – ce qui lui permet d'y revenir – il explore un nouvel environnement avec lequel il sera également lié et qui modifiera sa relation à l'environnement initial.
En somme, ce n'est pas l'homme qui communique, il est communication. Depuis les dérives égotiques des réseaux sociaux (Lardellier et Bryon-Portet, 2010) jusqu'à l'apparente solitude de l'usager d'environnements virtuels, la présence ne révèle-t-elle pas, paradoxalement, l'essence communicationnelle de l'homme ?
Bibliographie sélective
Berger P. et Luckmann, T., The social construction of reality : a treatise in the sociology of knowledge, Anchor Books, 1966 (trad. fr. Damiaux P., La construction sociale de la réalité : un traité de sociologie de la connaissance. Méridiens, Klincksieck, Paris, 1986)
Besnier J.-M., L'homme simplifié. Le syndrome de la touche étoile, Fayard, Paris, 2012.
Biocca F. (1997), « The cyborg's dilemma : progressive embodiment in virtual environments », Journal of Computer-Mediated Communication, 3, 2. Online : http://www.ascusc.org/jcmc/vol3/issue2/biocca2.html
Bouldoires A. (2005), « Réalités virtuelles et corporéité », Etudes de Communication, 28, pp. 1-9.
Coelho C., Tichon J., Hine T. J., Wallis G. et Riva G. (2006), « Media presence and inner presence : the sense of presence in virtual reality technologies », in From communication to presence : cognition, emotions and culture towards the ultimate communication experience, IOS Press, Amsterdam, pp. 25-45.
Heeter C. (1992), « Being There: The subjective experience of presence », Presence: Teleoperators and Virtual Environments, 1, 2, pp. 262-271.
Lardellier P. et Bryon-Portet C. (2010), "EGO 2.0 Quelques considérations théoriques sur l'identité et les relations à l'ère des réseaux", Les cahiers du numérique, 1, pp. 13-34.
Merleau-Ponty M., Le visible et l'invisible, Gallimard, Paris, 1964, 2001.
Mestre D. et Fuchs P., « Immersion et présence », in Le traité de la réalité virtuelle, tome 1, Presses de l'Ecole des Mines de Paris, Paris, pp. 309-338, 2001.
Weissberg, J.-L., Présences à distance. Déplacement virtuel et réseaux numériques, L'Harmattan, Paris, 1999.