L'introduction des nouvelles technologies au musée prend actuellement deux formes. D'une part on observe une course à l'innovation pour ce qui est des dispositifs numériques mobiles ou fixes dans le parcours d'exposition. Ces technologies sont généralement envisagées par le musée comme une plus-value importante dans la consultation des contenus de médiation. Elles permettent de présenter un contenu sous une forme plus variée : « on se situe alors dans l'ordre de l'efficacité et de la quantité : image haute définition, image en relief » (Martin, 2011). Ainsi, il s'agit de permettre au visiteur d'avoir accès à des contenus de meilleure qualité et de pouvoir les consulter sur différents médias (Belaën, 2011). D'autre part, les musées ont investi la sphère du web participatif : les visiteurs sont amenés à faire part de leur avis sur l'exposition via des plateformes telles que les réseaux sociaux. Cette généralisation des technologies amène les musées à rejoindre les utilisateurs et à s'ouvrir aux enjeux actuels de la culture numérique afin de montrer que l'institution muséale est consciente des mutations sociétales de son temps.
Cette intégration des nouvelles technologies au parcours de visite en contexte muséal est le plus souvent accompagnée d'un discours d'escorte promouvant deux avantages : s'adapter aux différents publics et permettre différentes expériences de visites. Le numérique au musée n'est donc pas appréhendé comme une simple transposition de contenu mais oblige à repenser l'espace de l'exposition dans une scénographie numérique qui modifie de fait l'expérience de visite.
Si concernant le numérique au musée de nombreuses analyses font état de la réception des dispositifs et des caractéristiques des outils existants, on compte moins d'analyses quant à une observation en amont des étapes de leur conception. Nous cherchons donc ici à proposer une analyse de la réalisation de ces dispositifs.
Nous nous interrogeons sur la façon dont un musée est impacté par l'introduction de dispositifs de médiation numérique, et plus largement sur la façon dont l'injonction du « passage au numérique » est vécue par les acteurs du musée. Cette communication, intégrée à l'axe « Société » du congrès, vise à interroger le processus de mise en place des dispositifs de médiation numérique via deux analyses : celles des attentes que les professionnels des musées ont du numérique et l'anticipation des publics qu'ils mettent en place. Du point de vue des attentes du numérique, nous analysons le rapport entre ce qu'attendent les professionnels et les actions qu'ils mettent en place, afin de sonder les promesses du numérique auxquelles ils sont sensibles. Il s'agira alors de mettre à jour un panorama d'imaginaires du numérique dans un contexte professionnel.
Nous nous intéressons principalement à la question des publics potentiels de la médiation numérique à travers deux hypothèses. Nous supposons qu'il y a un clivage important entre les discours communs sur le numérique et le discours tenu par les acteurs du musée qui en fait un outils discret. Nous pensons que l'anticipation des publics par le musée ainsi que le choix des dispositifs se fait selon les compétences numériques supposées des visiteurs.
Notre terrain de recherche est le Museon Arlaten, musée d'ethnographie provençale située à Arles, en rénovation depuis 2009 et qui repense toute sa muséographie avec l'intégration de dispositifs numériques. Associé à cette rénovation en tant que chargé de veille documentaire dans le cadre d'une convention de partenariat, notre approche se base sur l'anthropologie de projet (Boutinet, 2005) et la théorie des composites (Le Marec, Babou, 2003) puisqu'il s'agit d'analyser les pratiques et le sens donné par les professionnels à ces pratiques. Nous avons choisi d'effectuer une enquête ethnographique, composée de trois méthodes : la collecte de documents relatifs à la rénovation, des entretiens réguliers avec les professionnels et des temps d'observations participantes lors des réunions concernant le choix des dispositifs. Notre objectif sera ici de sonder les modalités d'anticipation des publics au Museon Arlaten en étant sensible à la façon dont une partition du public se donne à voir, en amont de la création des dispositifs.
Le Museon Arlaten se positionne à la croisée de différentes aspirations et se trouve face à des injonctions contradictoires. On constate une dialectique entre une volonté de présenter des supports technologiques à la pointe de l'innovation et le désir d'instaurer un numérique rassurant aux codes simples. La rhétorique du révolutionnaire qui entoure souvent l'arrivée d'une technologie nouvelle dans le milieu publicitaire est alors réinterrogée dans le contexte culturel car le musée minimise ce discours au profit des contenus cognitifs proposés par les dispositifs. À un numérique révolutionnaire de la publicité, offrant sans arrêt des valeurs ajoutées, nous supposons que le musée oppose un numérique discret purement au service de la visite.
Ainsi, pour le musée, le numérique se doit d'être convivial et ludique. Cela se traduit par des choix de contenus tels que les jeux et un matériel permettant la discussion entre les visiteurs (par exemple des casques avec des écouteurs sur les tempes et non sur les oreilles pour ne pas isoler les individus).
Afin de concilier ces deux aspects du numérique, à la fois discret mais présent pour l'interprétation, le musée a recours à trois figures du visiteur. Dans les réunions visant à déterminer le choix du matériel, en cas de conflit on remarque la référence à trois figures de visiteurs imaginées par le musée et qui servent à argumenter pour le choix d'un outil plutôt qu'un autre : « la mamie de 80 ans », « l'ado de 14 ans » et « l'enfant de 10 ans ». On a ainsi recours à images de publics d'âges différents disposant ou non d'une « culture documentaire », numérique ou muséale (Vidal, 2012).
Le musée a recours à l'archétype de « La mamie de 80 ans » dans des débats de type : « Imaginez une mamie de 80 ans dans une salle avec uniquement des écrans, elle va passer tout droit et ne pas s'arrêter[1] ». Pour le musée, ce type de public ne connaît pas les codes du tactile, il faut donc une interface connue et un fonctionnement intuitif. Pour elle l'injonction est donc de rendre le numérique plus facile d'accès, didactique et discret.
Le second archétype est : « L'ado de 14 ans ». La crainte est ici inversée : le musée a peur que l'adolescent se détourne des objets de la collection pour ne s'intéresser qu'aux écrans. Un des membres de l'équipe recherche et muséographie explique notamment, à propos du contenu proposé sur une table tactile : « Un ado de 14ans, sur une table tactile, il va s'ennuyer si on lui propose la photo d'un vieux Félibre, il faut lui montrer des contes provençaux ». Le musée veut donc mettre en place des dispositifs numériques visibles et des contenus attrayants, ce qui s'oppose à la stratégie de la « mamie de 80 ans ». Il y a une angoisse claire de la part du musée d'un dispositif numérique qui éloignerait le visiteur de l'objet exposé, ce qui nous amène à une situation de concurrence cognitive entre objet patrimonial et médiation numérique dans l'attention du visiteur.
Le dernier archétype est : « L'enfant de 10 ans ». Les acteurs du musée se posent la question de la forme de la médiation pour le jeune public. Ils hésitent entre mettre en place une médiation rien que pour le jeune public ou bien une médiation suffisamment large pour qu'adultes et enfants s'y retrouvent aussi. C'est le choix du jeu qui est le plus souvent effectué.
Nous constatons alors qu'entre ces figures qui démontrent une partition du public par l'âge, le musée choisit ses dispositifs et ses contenus en fonction des compétences supposées de son public et cherche avant tout être à rendre la matérialité (Tardy, Jeanneret, 2007) des technologies à la fois discrète, transparente et attrayante alors même que le contenu de ces dispositifs fonde le discours scientifique exigeant du musée.
Belaën (Florence). 2011. « Petite chronologie de l'usage du numérique dans les musées ». Site du Culture blog. En ligne : http://cblog.culture.fr/2011/06/17/petite-chronologie-de-l%E2%80%99usage-du-numerique-dans-les-musees. Consulté le 03/10/12.
Boutinet (Jean-Pierre). 2005. Anthropologie du projet. Paris : PUF.
Le Marec (Joëlle) & Babou (Igor). 2003. « De l'étude des usages à une théorie des “composites” : objets, relations et normes en bibliothèque », p. 233-299, in : Lire, écrire, récrire. Objets, signes et pratiques des médias informatisés/sous la dir. d'Yves Jeanneret et al. Paris : Bibliothèque publique d'information.
Martin (Yves-Armel). 2011. « Innovation numérique/révolution au musée ». Centre Érasme. En ligne : http://www.erasme.org/Innovations-numeriques-revolution. Consulté le 02/12/13.
Tardy (Cécile) & Jeanneret (Yves) (dir.). 2007. L'écriture des médias informatisés : Espaces de pratiques. Paris : Hermès-Lavoisier.
Vidal (Geneviève). 2012. « La médiation numérique et les musées : Entre autonomie et prescription ». Développer la médiation documentaire numérique, En ligne : http://mediationdoc.enssib.fr/lire-en-ligne/sommaire/i-le-perimetre-de-la-mediation-numerique-documentaire/la-mediation-numerique-et-les-musees-entre-autonomi. Consulté le 05/09/13.
[1] Les passages entre guillemets sont des verbatim.