Souvent gages d'efficacité (économique et/ou sociale) au sein de l'activité professionnelle, les SI sont mis au service des groupes projet : la capacité qu'ils ont à reconfigurer les liens sociaux des individus au travail en favorisant (en tant que moyen) une activité professionnelle plus numérique (Bazet, Jolivet, Mayere, 2008)[1], permet d'envisager des formes organisationnelles différentes adaptées à la réalité économique de l'entreprise, donc des modalités de travail ad-hoc.
Problématique
On le sait, ce (re)modelage de l'activité professionnelle est façonné en partie par la façon dont les acteurs utilisent les SI à leur disposition au sein de l'organisation. Ces technologies permettent, de façon volontaire ou contrainte, à différents moments, de transmettre des informations (questions, problèmes posés, reporting, objectifs donnés, planning ......) qui sont autant d'éléments d'espaces de narration où s'écrivent et se réécrivent les expériences humaines professionnelles.
C'est dans ce contexte que nous envisageons d'interroger la mise en tensions des SI avec la temporalité que ces technologies induisent et l'usage qu'en font les acteurs dans le cadre de l'activité professionnelle en mode projet. Notre objet d'étude est ici, plus précisément la temporalité du récit issue de l'usage des SI.
Nous nous proposons d'aborder cette problématique en l'inscrivant dans une perspective théorique qui prend le parti d'une approche constructiviste de la communication organisationnelle.
Le rôle de la temporalité dans la narration organisationnelle.
L'intérêt du récit dans le cadre du travail des équipes projet est de reconfigurer le temps qui est donné à ce travail (Ricoeur, 1985)[2] : le temps collectif, mais aussi le temps individuel que chacun consacre à ce projet. La fonction du récit est d'organiser le temps de sorte de lui donner la forme d'une expérience humaine. Ce récit se construit donc par « petits morceaux » successifs, en collectant le récit de chacun et/ou du groupe, tout le long de la durée du projet.
Ainsi, il se crée une mise en tension entre les actions qui sont réalisées par les acteurs et celles qui vont l'être, au cours du processus temporel. C'est dans ce sens que la mise en récit des temps d'actions permet « d'imiter l'action humaine » (Avonyo, 2009)[3], de « raconter l'histoire du projet ».
Au niveau de la communication organisationnelle, cette narration numérique peut aussi être vue comme une pratique discursive d'inscription, de mémorisation et de transformation des relations, comme une aide à l'apprentissage et au développement de compétences collectives, et au partage de connaissances. La portée de cette narration est donc non seulement individuelle, mais également collective et organisationnelle. Nous sommes là dans une approche constructiviste qui vise l'élaboration collective de la réalité. Cette dernière ne peut être réalisée que grâce à une temporalité propre au groupe projet et aux individus qui y participent. La narration qui est créée par les SI (et la temporalité qui y est associée) peut revêtir différentes formes : un récit historique et contextuel qui « plante le décor » du projet, un récit organisationnel qui permet la confrontation, la coordination, la planification ou encore un récit cognitif qui fait état des connaissances et construit la compétences collective.
Il y a donc à prendre en compte des niveaux et des temporalités de récit différents. L'ensemble des outils utilisés permet dès lors de construire à la fois l'identité narrative (Liu, 2011)[4] de chacun des participants et celui du groupe social chargé du projet. Ces identités se façonnent en fonction de « l'intrigue » du récit. Elle-même construit les personnages et le groupe social qui vit au cours du projet raconté. En effet, la nature discursive et structurante de la communication favorise un agencement organisationnel, une coordination des actions, une production de sens (Hachour, 2011)[5] permettant d'identifier, de décrire et de faire évoluer le groupe social à part entière.
Discussion: vers une temporalité organisante?
Ce qui se joue en arrière-fond de la construction du récit numérique aux prises avec la temporalité permise et/ou induite par les SI, c'est la capacité des acteurs à développer, ou non, des interactions efficaces (au sens « productif » du terme). Ces dernières, soutenues par le récit, entraînent différents niveaux d'implications des acteurs dans l'action.
Néanmoins, il nous paraît important d'avoir à l'esprit que cette perspective est « théorique » dans le sens où la temporalité, et la narration qui en découle, doivent être étudiée en tension avec la réalité du terrain.
Des entretiens exploratoires auprès de managers et de participants à des groupes projets ad hoc (de facto, dans des entreprises de plus de 200 personnes) ont souligné les difficultés et/ou les réticences des utilisateurs à entrer dans ce processus de rédaction du récit de leurs activités professionnelles par le biais des SI.
A cela plusieurs raisons :
- l'une des premières raisons évoquées est celle de la contrainte institutionnelle : l'obligation de « reporter », d'expliquer à l'organisation. Cette dernière est souvent vécue comme un manque de confiance de la part de l'organisation, voire, comme un moyen de vérification d'avancement de l'activité professionnelle. Cela permettrait de contrôler de façon plus fréquente et plus fine l'activité des groupes de travail mais aussi les performances des managers sur la réalisation de l' action. Cette idée n'est pas nouvelle, cependant elle se trouve de fait « institutionnalisée » avec l'usage des SI ; et la formalisation, la mise en mots des avancées du groupe projet se trouve probablement biaisée par la peur de laisser des traces : le récit s'en trouve généralement « lissé, épuré, aseptisé ». In fine, se cache derrière ce problème une compétition implicite entre les acteurs qui doivent travailler ensemble et réussir en tant que groupe alors que tous les participants ne sentent pas engagés individuellement de la même façon dans le projet.
Cependant, on a noté aussi que l'inverse est également évoqué au cours des entretiens : la narration régulière des situations professionnelles serait possiblement vécue comme un moyen de se libérer, auprès de l'organisation d'une pression managériale et/ou organisationnelle grâce à la verbalisation, même contrainte : c'est une façon de laisser trace des difficultés, de souligner le développement du projet et donc de se protéger contre un manque ou une insuffisance de communication. Là encore, on a repéré l'idée de compétition possible entre participants dans un même groupe projet : à titre individuel, il est toujours préférable de laisser trace de son engagement dans l'activité professionnelle
- une seconde raison se rapporte à la difficulté à savoir jusqu'à quel niveau de récit l'usager peut (doit ?) aller. S'agit-il de relater des faits ou d'aller plus loin en mettant en mots la partie plus émotionnelle liée au travail en groupe : cette dernière est partie constituante des interactions interpersonnelles et contribue pour une grande part au développement d'interactions efficaces, de coopération entre les acteurs. En rester aux simples éléments factuels, c'est éventuellement nier une part de la coopération des acteurs dans le travail. C'est également appauvrir la construction de l'identité collective.
- prises dans le contexte de l'organisation, les temporalités induites par les usages des SI soelles-aussi, beaucoup moins « simples » qu'exprimées d'un point de vue théorique : les SI favorisent des mises en mot à des temps différents (mode asynchrone), parfois très décalés, de sorte que le récit peut perdre de son sens, au moins en ce qui concerne la mise en intrigue, la construction des personnages et la vie du groupe.
Les SI peuvent ainsi être entendus, dans une visée constructiviste, comme des espaces numériques à travers lesquels l'organisation peut se construire, le groupe social peut se forge une identité, les acteurs devenant « personnages » de récits. Ils permettraient au fond d'organiser l'action collective au fur et à mesure du récit numérique.
Ces dispositifs pourraient aussi être considérés, dans une approche plus positiviste « gestionnaire », comme des outils de médiations avec lesquels le récit devient un indicateur du niveau d'engagement des individus, du niveau de cohésion du groupe et donc du niveau de performance des organisations.
A travers des récits « numériques » aux temporalités multiples s'expriment finalement des dimensions organisationnelles éminemment stratégiques et politiques au sein desquelles une réelle coopétition (Nalebuff, Brandenburger, 1996)[6] des acteurs est en jeu, mêlant ainsi tour à tour alliances et concurrences avec les participants au projet et/ou avec l'organisation elle-même.