Penser les techniques et les technologies : Apports des Sciences de l'Information et de la Communication et perspectives de recherches
4-6 juin 2014 Toulon (France)
Mercredi 4
Médias
Le journalisme à l’épreuve de ses usagers en ligne - discutants Nicolas Pélissier, Brigitte Chapelain
› 14:00 - 14:30 (30min)
› Salle 320
Journalisme numérique et actualisation du public : au-delà de la « main visible » du lecteur
Gloria Awad  1@  
1 : Université d'Artois  (FEGASS)
Faculté d'Economie, gestion, administration et sciences sociales
9 rue du Temple, Arras -  France

Problématique Cette proposition de contribution s'inscrit dans la suite d'un ensemble de recherches portant sur la discontinuité apportée au journalisme par les médiamorphoses techniques de l'objet journal. Ces discontinuités traduisent la confrontation du journalisme à de nouveaux modèles de légitimité et son obligation de régénérer ses sources d'autorité. La conception du journalisme générée à partir de ces recherches, ancrées en sciences de l'information et de la communication, inclut la pratique professionnelle sans s'y limiter. Elle porte sur le journalisme en tant que médiation moderne configurée par l'objet journal, enracinée dans la modernité, inhérente au social moderne, en adhérence avec les machines à communiquer et répondant à une volonté de savoir. Le journalisme en tant que médiation est un phénomène originellement médiatique, une métanarration configurée par l'objet journal, inscrite dans une nouvelle économie du rapport au réel et au présent et permettant une forme particulière de connaissance du réel et du présent, au croisement de la présence et de l'absence, du réel et de l'imaginaire. En tant qu'objet communicationnel, le journal met en matérialité et en visibilité, à l'intention d'un public dispersé, un réel placé sous la catégorie du présent et un espace où se projette l'échelle mouvante des sociétés.

La dimension participative ou collaborative a été jusque-là considérée comme l'innovation importante apportée par le numérique au journalisme. Il s'agit à la fois de la visibilité des expressions et des conversations des lecteurs ostensiblement intégrées au contenu des journaux numériques dans une démarche de légitimation portée par la situation d'équipement et de la possibilité de se montrer sous des avatars, inhérente au dispositif technique et incluse dans l'offre de lecture, et qui proclament ostentatoirement la conjugaison possible de l'anonymat et de l'engagement, de la visibilité et de l'éclipse.

A travers une analyse sociohistorique, cette contribution montre, dans un premier temps, que cette dimension participative correspond à l'actualisation d'une longue tradition journalistique d'inscription du public dans l'espace matériel du journal, dont la tribune, la correspondance et le courrier des lecteurs constituent des manifestations anciennes toujours d'actualité.

Le courrier des lecteurs est une rubrique dont la généalogie est aussi ancienne que celle de la presse elle-même. Les historiens font remonter les premières lettres d'information éditées par des entités économiques au XIIIe siècle, à Venise (les « avizzi »). De nombreux historiens trouvent dans ces avizzi les ancêtres des journaux contemporains. Reste que le régime de ces lettres était une accessibilité de l'information réduite à un cercle restreint, alors que la valeur de l'information journalistique vient du fait de son accessibilité au plus grand nombre. Les premières gazettes étaient des journaux de type épistolaire, regroupant une suite de correspondances diverses, des « relations » provenant d'horizons différents, mises en ordre et en pages par les premiers journalistes-éditeurs. Par interopérabilité déjà dès la Gazette de Renaudot, ces correspondances avaient donné naissance aux rubriques, ces catégories de structuration du contenu des journaux périodiques qui différenciaient le journal à la fois du livre et de l'occasionnel, dont il partageait jusque-là le format. Par la suite, ces courriers des lecteurs ont même généré un cahier autonome associé au journal auquel elles étaient destinées, comme ce fut le cas de Letters, bimensuel de 20 pages édité de 1934 à1937 par le Time.

Quant à la tribune, espace ouvert par le journal au déploiement d'une écriture et d'une auctorialité qui lui sont a priori extérieures, une de ses anciennes illustrations spectaculaires est sans doute la lettre publiée sous le titre « J'accuse » en 1898 dans l'Aurore par l'écrivain Emile Zola où il prenait position pour la révision durant l'affaire Dreyfus. Les vœux télévisés du président de la République en fournissent une illustration plus institutionnelle dans ses formes et les différentes émissions de paroles radiophoniques ou télévisées une déclinaison plus dialogique.

La presse numérique réinvestit ces formes anciennes d'inscription du public dans la matérialité du journal avec un déploiement paonique de légitimation dès sa page d'accueil, mais aussi à partir de chaque contenu et de son rapport à l'ensemble des contenus. Ce déploiement est porté par son offre d'espace numérique personnel à ses lecteurs que lui permet la situation d'équipement ainsi que par la transformation opérée par la même situation des commentaires des lecteurs en conversations visibles. Gabriel Tarde a déjà évoqué le lien entre journal et conversations des lecteurs sans pour autant inclure la conversation dans le concept de public en qui il a été un des premiers à voir une collectivité d'individus dispersés, physiquement séparés, assis chacun chez soi, lisant le même journal, et dont la cohésion est mentale, dans la mesure où chacun sait que les autres participent à cette lecture, réfléchissant ainsi l'actualité. Cette réflexion est loin de se réduire à être ou ne pas être « de cet avis » : « Seuls, quelques sauvages esprits, étrangers, sous leur cloche à plongeur, au tumulte de l'océan social où ils sont plongés, ruminent çà et là des problèmes bizarres, absolument dépourvus d'actualité. Et ce sont les inventeurs de demain. »[1]

Ce que le numérique ajoute à ces formes anciennes est le calcul statistique et la représentation graphique, également inhérents à la situation d'équipement, de variables de « consommation de contenu » de plus en plus pointues, à savoir les connexions en tant que telles, mais aussi leur succession, leur distribution et leur réfraction. L'affichage de ces données de connectivité participe à la valorisation de l'offre de contenu dans une démarche de classement externalisant sa valeur intrinsèque de ses producteurs à ses consommateurs.

Ces mêmes données apportent à l'éditeur, ainsi qu'à d'autres acteurs, une certaine visibilité tant du contact entre lecteur et contenu, de la « main visible » du lecteur , ce qui reste un aspect relativement limité de l'acte de lire les mêmes choses ensemble lequel continue de s'accomplir silencieusement dans les méandres du cerveau, que de ce que Robert Park appelait « a certain blindness in human being », reprenant les termes à William James, pour rendre compte de l'absence de perception matérielle du public[2].


[1] Gabriel Tarde, Les Lois de l'imitation, Paris, Kimé, 1993 [1890], p. XIII.

[2] Robert Park, La foule et le public, Parangon, Lyon, 2007, p. 8 et 17.



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