Penser les techniques et les technologies : Apports des Sciences de l'Information et de la Communication et perspectives de recherches
4-6 juin 2014 Toulon (France)

Actes - Consultation par auteur > Combes Clément

Mercredi 4
Arts et création
Discutants : Pascal Robert et Philippe Dumas
› 14:30 - 15:00 (30min)
› Amphi 300
Au risque du spoiler : communiquer et partager son expérience spectatorielle dans le monde numérique
Clément Combes  1@  
1 : Connaissance et Organisation des systèmes techniques  (COSTECH EA 2223)  -  Site web
Université de Technologie de Compiègne
Centre Pierre Guillaumat B.P.60319 60203 COMPIEGNE Cedex -  France

La contribution propose de s'intéresser aux évolutions des médias et des TIC et leurs conséquences sur les activités communicationnelles et d'échange entre les individus. Nous nous appuierons pour ce faire sur le cas des pratiques interactives entre les amateurs de séries télévisées (aussi appelés « sériphiles »), et plus particulièrement sur leurs échanges médiatisés, effectués via les très nombreux sites, forums et blogs internet dédiés aux séries.

De plus en plus présentes à la fois dans la sphère intime et dans l'espace public et médiatique, les séries TV sont aujourd'hui au centre de conversations et d'échanges quotidiens entre les individus. Ces derniers prolongent le plaisir du visionnage en partageant avec leur entourage et/ou les communautés du Web leurs goûts et appétences, leurs émotions, mais aussi en confrontant leurs interprétations des récits sériels.

 Or, nous verrons qu'avec le numérique la multiplication des voies d'accès et d'acquisition à ces programmes (plus ou moins) feuilletonnants (1) n'est pas sans conséquences sur ces pratiques interactives. Les magnétoscopes analogiques puis numériques, les services de télévision de rattrapage (replay TV) et de vidéo-à-la-demande (VOD), l'achat, le prêt ou la location de DVD, les réseaux de partage internet, etc., constituent autant de possibilités pour les spectateurs de consommer des (épisodes de) séries extrait(e)s du cadre contraignant et néanmoins fédérateur du rendez-vous télévisuel. On parlera dans ce cas de consommations « délinéarisées » (Donnat, 2009 ; Beuscart et al., 2012).

Ces dernières années, l'essor des pratiques délinéarisées a ainsi entrainé un phénomène relatif de désynchronisation des temps sociaux de visionnage (Missika, 2006), lequel n'est pas sans poser problème du point de vue des échanges et discussions consécutifs. Tout l'enjeu pour le spectateur va être ainsi de concilier le plaisir de partager ses expériences « sérielles » avec d'autres tout en protégeant le plaisir et l'émotion précisément liés au mode de narration de la série (séquençage du récit en épisodes, procédé d'intrigue, mise en suspense). En bref, comment parler avec d'autres personnes d'une téléfiction sans risquer de dévoiler et/ou se voir dévoiler des éléments de l'intrigue si chacun se situe en un point différent du récit ?(2)

Cette question est d'autant plus prégnante pour celles et ceux qui fréquentent les sites internet spécialisés et la masse d'informations et d'interactions qu'ils donnent à voir. Parcourir ces sites n'est en effet pas sans danger pour l'internaute candide qui ne serait pas au fait des derniers évènements d'une série. Ce danger est désigné sous le terme « spoiler » – de l'anglais to spoil qui signifie littéralement gâcher, abîmer. Il rend compte de l'expérience malheureuse de se voir divulguer à son corps défendant des évènements ultérieurs d'un récit.

Nous verrons notamment que, afin de limiter ce risque, il est mené sur ces espaces du Web (sites, blogs et forums dédiés) une prévention soutenue à travers un ensemble de dispositifs et de conventions sociotechniques. Cela passe par une architecture et un agencement éditorial ad hoc, en particulier par le biais d'un cloisonnement des informations et des espaces de discussion plus ou moins structuré en arborescence (par genres, par séries, par saisons, par épisodes). On observe également l'emploi par les sites de balises et d'avertissements accolés à tout élément (article ou paragraphe, vidéo) traitant d'épisodes inédits à la télévision française.

Ainsi constate-t-on que, conformément à ce risque de spoiler si caractéristique des téléfictions feuilletonnantes (24 heures chrono, Lost, etc.), un ensemble de règles plus ou moins implicites organise ces espaces participatifs en ligne. L'irrespect de l'une de ces règles est mal perçu et peu ou prou sanctionné par les administrateurs ou les autres internautes. Elles fonctionnent comme un cadre normatif que les amateurs sont supposés connaître, et qui explique par exemple l'expression « s'autospoiler » employée parfois par les sériphiles-internautes. À première vue incongru, ce verbe employé en mode pronominal signifie que celui qui l'utilise n'a pas su, ou accidentellement pas vu, les divers dispositifs de sécurité l'entourant.

Du point de vue théorique, la démarche proposée s'inscrit dans le sillage de la sociologie des usages (Jouët, 2000 et 2010) et des techniques (Akrich, 1987 ; Akrich et al., 2000) et de la pragmatique de l'attachement (Hennion et al., 2000 ; Hennion, 2009). Empiriquement, notre analyse s'appuie sur une enquête qualitative menée entre 2009 et 2012 dans le cadre d'un travail doctoral (Combes, 2013). Un premier volet d'enquête est basé sur une quarantaine d'entretiens approfondis auprès d'amateurs de séries (américaines pour l'essentiel) d'âges et de profils socio-culturels disparates. Le second volet a consisté en l'examen des sites, forums de discussion et blogs internet dédiés à une série en particulier ou plus largement au genre.

(1) La « mise en feuilleton » d'une série consiste à proposer des intrigues au long cours, sous forme d'arcs narratifs courant sur plusieurs épisodes, si ce n'est sur l'ensemble de la série (Benassi, 2000). Jean-Pierre Esquenazi avance pour sa part la notion de « série évolutive », par opposition à la « série immobile » (Esquenazi, 2010). La série-feuilleton ou évolutive nécessite, pour en prendre la pleine mesure voire pour que cela ait un sens, de regarder les épisodes dans leur ordre d'apparition.

(2) La question peut être élargie aux films mais, compte tenu de leur longueur, les séries sont bien davantage concernées.

 

Akrich M. (1987), « Comment décrire les objets techniques ? », Technique et Culture n° 9, p. 49-64.

Akrich M., Méadel C., Paravel V. (2000), « Le temps du mail : écrit instantané ou oral médiat », Sociologie et sociétés, n° 2, p.154-171.

Benassi S. (2000), Séries et feuilletons TV : Pour une typologie des fictions télévisuelles, Liège, Éd. du Céfal.

Beuscart J.-S., Beuvisage T., Maillard S. (2012), « La fin de la télévision ? Recomposition et synchronisation des audiences de la télévision de rattrapage », Réseaux, n° 175, p. 43-82

Combes, C. (2013). La pratique des séries télévisées : une sociologie de l'activité spectatorielle, thèse de doctorat, Cécile Méadel (dir.), CSI - Mines ParisTech, 417 p.

Donnat O. (2009), Les Pratiques culturelles des Français à l'ère du numérique, enquête 2008, Paris, Ministère de la culture et de la communication, DEPS/La découverte.

Esquenazi J.-P. (2010), Les séries télévisées, l'avenir du cinéma ?, Paris, Armand Colin.

Hennion A., Maisonneuve S., Gomart E. (2000), Figures de l'amateur. Formes, objets, pratiques de l'amour de la musique aujourd'hui, Paris, La Documentation française.

Hennion A. (2009), « Réflexivités. L'activité de l'amateur », Réseaux, n° 153, p. 55-78.

Jouët J. (2000), « Retour critique sur la sociologie des usages », Réseaux, n° 100, p. 487-521.

Jouët J. (2011), « Des usages de la télématique aux Internet Studies », in F. Granjon et J. Denouël (dir.), Communiquer à l'ère numérique, Paris, Presse des Mines, p. 45-90.

Missika J.-L. (2006), La Fin de la télévision, Paris, Le Seuil/La République des Idées.


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