Penser les techniques et les technologies : Apports des Sciences de l'Information et de la Communication et perspectives de recherches
4-6 juin 2014 Toulon (France)

Actes - Consultation par auteur > Cordier Anne

Mercredi 4
Education et apprentissage
Enjeux culturels de la formation par et au numérique - discutant : Philippe Bonfils
› 13:30 - 14:00 (30min)
› Amphi 200
La co-construction du numérique comme objet d'enseignement-apprentissage : apports d'une recherche étudiant les inter-relations entre imaginaires et pratiques au sein du cadre socio-technique
Anne Cordier  1@  
1 : Groupe de Recherche en Histoire  (GRHIS)  -  Site web
Université de Rouen : EA3831
Université de Rouen - UFR Lettres et des Sciences Humaines - 76821 Mont Saint Aignan cedex -  France

 

CONTEXTUALISATION

 L'appréhension de la technique numérique est trop souvent pensée en termes d'accès (notamment par les politiques publiques, soucieuses de réduire la « fracture numérique ») ou en termes de maîtrise procédurale et cognitive. On omet l'aspect émotionnel lié à l'appréhension d'une technique, d'où l'importance à nos yeux de questionner les imaginaires liés à la pratique d'une technique. Cette préoccupation nous parait d'autant plus importante lorsque l'on considère en Sciences de l'Information et de la Communication les formations au numérique, qui mettent en jeu la dialectique entre pratiques formelles et pratiques non formelles.

PROBLEMATISATION

Ainsi la technique socialement partagée fait l'objet d'une reconfiguration forte lors de son intégration dans le monde scolaire pour devenir un objet d'enseignement-apprentissage ; une reconfiguration conditionnée par les imaginaires de la technique mais aussi des pratiques des adolescents.

Quels impacts cette reconfiguration a-t-elle sur les pratiques de formation au numérique et les relations entre enseignants et enseignés ?

Nous verrons que la mobilisation du concept de cadre socio-technique, tel que développé par Patrice Flichy, permet de penser ensemble et dans toute leur complexité les imaginaires et les pratiques liés à la co-construction du numérique comme objet d'enseignement-apprentissage. Notre réflexion invitera à porter un nouveau regard sur l'expertise, l'environnement informationnel des individus, et les modalités de transmission des savoirs.

 

METHODOLOGIE DE RECHERCHE

Pour développer notre propos, nous nous appuierons sur des données recueillies lors de trois enquêtes qualitatives, reposant sur une approche écologique des pratiques informationnelles :

- Investigation sur deux années scolaires dans trois collèges, auprès d'élèves de 6ème et de professeurs documentalistes. Observations de séances de formation documentaire, observation de situations de recherche menées au sein du CDI ; entretiens individuels semi-directifs avec les élèves et les professeurs documentalistes.

- Investigation sur 8 mois dans un lycée général. Immersion totale dans le dispositif TPE au sein d'une classe de 1ère ES. Observations en situations. Entretiens d'explicitation menés en cours d'action avec les élèves. Entretiens collectifs (2 sur l'année) avec 7 groupes d'élèves (19 élèves concernés). Entretien collectif avec le groupe d'enseignants (disciplinaires et documentaliste) encadrant les TPE. Entretiens individuels semi-directifs avec le professeur documentaliste.

- Enquête, en cours, sur une durée de 6 mois, auprès d'une classe de Terminale L dans un projet interdisciplinaire appelant à une production numérique : observations en situation, prises de photos/traces de l'activité, entretiens d'explicitations. Travail d'enquête dans et hors les murs de l'établissement destiné à saisir les pratiques numériques des adolescents, et les liens avec une volonté de créativité info-communicationnelle.

 

PLAN DE LA COMMUNICATION

Dans une première partie, nous mettrons en lumière les enjeux théoriques et méthodologiques de notre recherche. Nous justifierons la transposition du concept de cadre socio-technique pour envisager le numérique comme objet d'enseignement-apprentissage. Nous définirons les liens que nous opérons entre pratique et imaginaire, lequel rend l'action possible et intelligible, à l'œuvre dans les discours et les pratiques (Ricoeur). Nous défendrons la prise en charge dans les recherches portant sur les pratiques informationnelles de la dimension de l'imaginaire, toute action humaine comprenant une force symbolique, et ce d'autant que parler d'imaginaire implique également que soit prise en compte l'expression des désirs, des angoisses, de l'être humain. Cette attention portée aux ressentis émotionnels qui conditionnent l'action, et particulièrement ici la relation à l'objet technique, nous parait fondamentale, invitant à dépasser cette vision trop restrictive de l'apprenant et de l'enseignant comme purs sujets épistémiques. L'imaginaire ayant une visée cognitive (Wunenburger), il est convoqué lorsque le savoir est défaillant : l'on peut dès lors le considérer comme une sorte de prothèse cognitive, venant au secours de l'utilisateur pour lui permettre d'appréhender la réalité. Nous conclurons cette partie par une réflexion sur l'approche écologique qui permet, selon nous, de penser imaginaires et pratiques en contexte, et met en valeur le rôle fondamental de l'environnement dans lequel le sujet instaure sa relation à l'outil numérique.

Dans une seconde partie, nous analyserons le cadre socio-technique tel que reconfiguré pour le monde académique. Nous verrons combien les enseignants apparaissent « pris en étau » entre leurs pratiques personnelles et les discours institutionnels, révélant un conflit intra-personnel fort. Une telle tension conduit à des pratiques de formation développées au service d'une fonction idéologique intégratrice, les discours tenus aux apprenants et les pratiques prescrites face à l'injonction technologique témoignant d'une difficulté de positionnement. Enfin, nous focaliserons sur la situation communicationnelle mise en place lors des formations au numérique, et verrons combien les imaginaires de la technique et des pratiques numériques adolescentes influent sur les interactions et la teneur de la communication.

Dans une troisième partie, nous envisagerons les enseignements que l'on peut tirer de nos recherches, invitant à repenser le cadre socio-technique mis en place. Il nous semble que trois éléments majeurs sont appelés à faire l'objet de re-configuration(s) (des reconfigurations observées aussi "sur le terrain", lors de nos investigations) :

- le sentiment d'expertise, entre affirmation professionnelle et circulation au sein d'une organisation apprenante :

Internet est en effet un objet socialement partagé, et en ce sens chacun, élève comme enseignant, développe un sentiment d'expertise personnel, mais aussi porte un jugement sur le degré d'expertise de l'autre. Ces imaginaires conditionnent l'appréhension de la formation au numérique, ainsi que sa réception et son évaluation. Or l'expertise effective, les compétences et connaissances "en matière de numérique" circule différemment de l'expertise liée à des objets plus traditionnels de savoir.

- l'environnement informationnel, entre espace d'actions encouragées (Bril) et exploitation des pratiques sociales :

L'environnement informationnel des individus est profondément modifié par le numérique, et peut constituer un levier d'actions pour les enseignants, afin de favoriser des "ponts" entre domaine formel et domaine non formel.

- la situation communicationnelle, entre « lâcher prise » et co-construction du sens :

 La posture enseignante tout comme celle de l'élève est appelée à être fortement interrogée avec le numérique : la situation communicationnelle peut être modifiée de manière positive, mettant en oeuvre des processus de co-construction de sens, et favorisant la transformation de l'information en connaissance.

PERSPECTIVES

Notre recherche, inscrite en Sciences de l'Information et de la Communication, nous semble porteuse de pistes de réflexion au-delà du seul champ de l'information-documentation :

- travail de déconstruction des discours technologiques, qui opèrent une confusion constante entre accès à la technique et appropriation de cette dernière, et masquent les pratiques individuelles et sociales à l'œuvre ;

- transposition de l'approche en organisations (appréhension du numérique, circulation des savoirs info-communicationnels) ;

- travail qui peut constituer une modeste contribution aux réflexions sur la conceptualisation de l'action au sein des organisations.

De manière générale, nos recherches souhaitent participer aux réflexions menées sur la culture de l'information, sur « l'intelligence numérique » (Doueihi), et plus largement la notion de « société créative » (Kiyindou) destinée à consacrer l'émancipation critique de l'individu et des communautés.

 

BIBLIOGRAPHIE DE REFERENCE

BRIL, Blandine (2002). Apprentissage et contexte. Intellectica.

CERTEAU, Michel de (2004). L'invention du quotidien. 1 : Arts de faire.

DOUEIHI, Milad (2011). Pour un humanisme numérique.

FLICHY, Patrice (2001a). L'Imaginaire d'Internet.

GARDIES, Cécile, FABRE, Isabelle, COUZINET, Viviane (2010). Re-questionner les pratiques informationnelles. Études de Communication.

JEANNERET, Yves, SOUCHIER, Emmanuel, LE MAREC, Joëlle (2003). Lire, écrire, récrire : objets, signes et pratiques des médias informatisés.

KIYINDOU, Alain (2013). De la diversité à la fracture créative : une autre approche de la fracture numérique. Revue Française des Sciences de l'Information et de la Communication.

MORIN, Edgar (1990). Introduction à la pensée complexe.

MUSSO, Pierre (2007). L'imaginaire des techniques [en ligne]. Institut Télécom. La société de la connaissance à l'ère de la vie numérique : le livre vert du 10ème anniversaire du GET.

RICOEUR, Paul (1997). L'Idéologie et l'Utopie.

WUNENBURGER, Jean-Jacques (2003). L'Imaginaire.


Personnes connectées : 1