Penser les techniques et les technologies : Apports des Sciences de l'Information et de la Communication et perspectives de recherches
4-6 juin 2014 Toulon (France)

Actes - Consultation par auteur > Huët Romain

Vendredi 6
Société
TIC, réseaux, nouvelles formes de sociabilité - discutant : Cyril Masselot
› 10:00 - 10:30 (30min)
› Salle 220
Technologisation des espaces d'écoute de la souffrance sociale : étude des formes de rationalisation énonciative et relationnelle de l'intimité et du mal être
Romain Huët  1@  
1 : PREFICS  (Plurilinguismes, Représentations, Expressions Francophones - information, communication, sociolinguistique (EA 4246 ex-3207))  -  Site web
(EA 4246 ex-3207)
Université Européenne de Bretagne, Laboratoire Prefics Place du recteur Henri Le Moal CS 24307, 35043 Rennes Cedex -  France

Inscrit dans l'axe 1 « Société », le but de cette communication est d'analyser la fonction sociale d'un dispositif sociotechnique de communication d'écoute de la détresse psychologique. Celui-ci a été mis en place par une association de prévention contre le suicide. Le projet général consiste à se demander comment des dispositifs sociotechniques contribuent à configurer les modalités d'énonciation de l'intimité souffrante en incitant à un certain rapport à soi, à autrui et au monde. Ces analyses invitent à une réflexion critique sur la fonction sociale de ces dispositifs en risquant l'hypothèse selon laquelle il s'agit de dispositifs qui sont susceptibles de produire des effets antipolitiques en tant qu'ils ajournent la possibilité d'une demande de réparation de la part des « offensés et des humiliés », en particulier en spiritualisant ou psychologisant le mal chronique et général comme s'il s'agissait d'éviter que la colère de ces derniers ne fasse son propre droit (Sloterdijk, 2007).

Depuis quelques années, il est constaté une explosion des lieux d'écoute ou des dispositifs sociotechniques de communication dont les finalités consistent notamment à modérer les diverses formes de souffrances par la libération de la parole et sa prise en charge par des relations d'écoute psychologisante (Fil Santé Jeunes, S.O.S Suicide, S.O.S Amitié, etc.). C'est ainsi que la souffrance sociale tend à s'institutionnaliser dans des espaces sociaux fortement technologisés dont les caractéristiques incitent au dévoilement et au perfectionnement de soi selon des modalités particulières.

Cette communication s'appuie sur une enquête ethnographique menée depuis cinq années au sein d'une association de prévention contre le suicide (appelée ici Association Y). Depuis 2001, cette dernière a mis en place un dispositif d'écoute sous la forme de messagerie électronique classique. Protégés par un pseudo, les « malheureux » (Boltanski, 2007) sont invités à venir écrire les aspects problématiques de leur vie avec un bénévole ordinaire qui ne bénéficie d'aucune formation particulière en psychologie. Ce dernier est en charge de répondre en s'abstenant d'établir tout diagnostic ou de formuler des conseils particuliers. Le but affiché est avant tout d'inciter les malheureux à se représenter, à se symboliser et à se raconter en développant leurs capacités d'élaboration de leurs propres maux. Ce sont donc avant tout des dispositifs de narration de soi et de production des sociabilités qui prennent forme dans des « interfaces relationnelles » (Cardon & Delaunay-Téterel, 2006).

Outre une observation participante menée dans cette association de prévention contre le suicide en tant que bénévole écoutant durant cinq ans, nous avons constitué un corpus de conversations entre 2007 et 2010 comprenant 7320 conversations. Au moyen d'une analyse lexicométrique et d'une étude de contenu de ces conversations, notre projet général consistait à faire état de la façon dont les individus ordinaires en situation de détresse mettent en mots leur existence qu'il considère à bien des égards comme étant injustifiées. Dans le cadre du congrès, nous limiterons à éclairer la fonction sociale de ce type de dispositif au moyen d'un double questionnement.

Dans un premier temps, ce travail se propose non d'analyser les conduites typiques des individus en situation de détresse, mais plutôt de saisir comment celle-ci est mise en mot, c'est-à-dire sous la forme d'énoncés partagés et censés décrire une situation existentielle particulière. Ce qui nous intéresse ici, c'est de saisir la façon dont les propriétés techniques du dispositif contribuent à configurer tant les modalités d'énonciation du mal-être que les types de rapports sociaux noués entre le malheureux d'un côté et le bénévole de l'autre. Le fait même de « devoir écrire » ses troubles intérieurs a des effets de configuration non négligeables sur différents plans : sur le type de réflexivité que les pratiques d'écriture engagent, sur la distance qu'elles instituent entre les interactants, sur la façon de faire expérience de soi ou encore sur les manières de rationaliser et de rendre intelligible sa propre intériorité. En résumé, il s'agira de se demander comment le dispositif sociotechnique organise une archive de la souffrance individualisée in-formant la construction du rapport écrivant-écoutant et écrivant-écrivant. Ce travail d'analyse sur les modalités de construction de la narration de soi sera éclairé par les approches anthropologiques de l'écriture (Goody, 1979) (De Certeau, 1990) (Fraenkel, 2002) (Charaudeau, 2012) et Al.

Dans un second temps, il s'agit de s'interroger de manière critique sur les effets sociaux négatifs que pourrait produire ce type de dispositif. En ces moments de complications existentielles, ces hommes et ces femmes tentent d'extérioriser leur mal-être et la fatigue, voire le désespoir qui en découle. Mais plus fondamentalement, en narrant leur détresse, ils s'arrachent intérieurement au monde et le mettent en partie en face d'eux constatant ainsi combien l'objectivation pragmatique de leur être échoue. Si ces récits n'appellent à aucune lutte opiniâtre particulière contre l'ordre social, il est à penser, et c'est là l'hypothèse de départ, que le mécontentement latent peut contenir l'amorce d'une protestation sérieuse. En effet, en fréquentant un espace de communication aussi confidentiel qu'il soit, en l'occurrence celui de l'association Y, il s'agit là d'une manière de se dégager progressivement de sa propre intériorité. Cette extériorisation des expériences vécues énoncée sur le mode du retrait et de la vulnérabilité indique que les individus mettent en suspend leur adhésion au monde et au cours des choses (Foessel, 2012). De toute évidence, au sein de ces espaces, il s'y exprime une volonté de négation et une certaine capacité à se rendre soi-même visible dans sa propre vulnérabilité.

Seulement, en l'état actuel des choses, le principal problème est que ces voix sont confinées dans l'espace confidentiel de l'association Y. La voix est accueillie et prise en charge par une instance de médiation dont la fonction politique est quasi-inexistante. En effet, l'espace de l'association Y n'impulse aucune prise en charge politique qui pourrait transformer la subalternité en une forme légitime d'existence qui restaurerait la capacité d'agir et la capabilité institutionnelle de prise charge du monde. Dans notre cas de figure, c'est la psychologie qui vient au « secours de la vie effacée » (Le blanc, 2009). L'effet n'est pas anodin : la psychologie incite au retrait du monde. Elle ne restaure en aucun cas la demande de réparation. Elle n'incite aucunement à ébranler les formes institutionnalisées du pouvoir ou à mettre en cause la destitution de l'humain. Anonymat et non directivité oblige, elle neutralise les effets d'indignation en prétendant « apaiser » momentanément les douleurs sous l'effet de l'urgence et de la violence des crises existentielles auxquelles font échos ces récits. Pour le dire encore autrement, il s'agit de signifier que les questions des bénévoles adressées aux malheureux se limitent à approfondir sa condition d'individu particulier, c'est-à-dire sa propre historicité et ses propres sentiments intérieurs selon une temporalité clinique au lieu de la rapporter à l'historicité de la condition humaine dans son ensemble (Jaspers, 2012).

Au final, et pour faire suite aux récentes manifestations scientifiques dans le champ des SIC, cette communication invite de manière connexe à réfléchir sur la contribution possible des SIC au champ d'expertise de la critique sociale. La proposition est d'une part de collecter et visibiliser l'énonciation de ces éléments épars de vie, pour les faire advenir au rang d'une idée que les subalternes se font du monde, et d'autre part, de démontrer comment ces conceptions de la souffrance et de sa prise en charge sont configurées par les dispositifs sociotechniques de communication.



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