Penser les techniques et les technologies : Apports des Sciences de l'Information et de la Communication et perspectives de recherches
4-6 juin 2014 Toulon (France)

Actes - Consultation par auteur > Vétel Bruno

Jeudi 5
Médias
nouvelles formes de participation et sociabilités numériques - discutants Alain Kiyindou, Valérie Jeanne-Perrier
› 14:30 - 15:00 (30min)
› Salle 320
Les techniques métrologiques de dénombrement des joueurs en ligne.
Bruno Vétel  1, 2@  
1 : Télécom-ParisTech Laboratoire Traitement et Communication de l'Information [Paris]  (LTCI)  -  Site web
Télécom ParisTech, CNRS : UMR5141
CNRS LTCI Télécom ParisTech 46 rue Barrault F-75634 Paris Cedex 13 -  France
2 : Orange Labs SENSE
France Télécom
38-40 Rue du Général Leclerc, Issy les Moulineaux Cedex 9, 92794, France -  France

Le domaine des mesures d'audience est l'objet d'un nombre croissant de recherches, il sera ici question d'un sous-ensemble encore peu étudié : les techniques de comptage réflexif que les joueurs en ligne font d'eux-mêmes. Le cas de Dofus sera l'objet d'une analyse attentive dont une partie des conclusions sont généralisables à tous les services en ligne avec une dimension communautaire. Il s'agit d'un jeu en ligne « massivement multijoueur » français destiné aux adolescents. L'univers de jeu dans lequel ils évoluent reprend classiquement les canons de l'« heroic fantasy » qu'introduisit Tolkien, mais cette fois-ci en adoptant l'esthétique des mangas japonais. Ce trait graphique est original sur ce marché des jeux vidéo et contribue à la notoriété importante de Dofus, acquise depuis déjà de nombreuses années. Fort d'un engouement populaire qui ne s'est pas démenti, Ankama, l'entreprise roubaisienne créatrice du jeu, annonce en effet des chiffres en constante progression depuis la création du jeu en 2004, son « nombre de joueurs » culminant selon ses annonces publicitaires à « 50 millions » en 2012.

Ces chiffres sont régulièrement publiés via des communiqués de presse sur le site internet de l'entreprise et sont plus généralement relayés dans les publicités du jeu. Il ne s'agit donc pas pour l'entreprise de dénombrements de joueurs calculés dans le secret, à des fins de pilotage stratégique sur un marché très concurrentiel, mais plutôt d'une autre manière pour Ankama de revendiquer sa place sur le marché, à l'aide de chiffres annoncés publiquement. La visée marketing est explicite : ces chiffres sont destinés à convaincre de nouveaux joueurs hésitants, compter un grand nombre de joueurs dans l'univers de jeu étant la clé de l'amusement dans ces jeux massivement multijoueur où l'interaction sociale tient une place de choix.

Dans ce contexte, certains joueurs de Dofus cherchent à critiquer les biais de comptage de ces chiffres du marketing. D'autres, plus entreprenants, mettent en avant, là aussi sous les traits d'une rhétorique de la protestation, des mesures d'audience alternatives, trouvées sur internet ou calculées par eux-mêmes. Ces mesures véhiculent d'autres représentations du collectif de joueurs, moins centrées sur la dimension marchande et marketing. Cependant, elles ont la faiblesse de reposer presque toujours sur des chiffres dont la viabilité des sources est incertaine, ou bien explicitement sous contrôle d'Ankama. C'est de ces « techniques métrologiques alternatives », et sous bien des traits imparfaites, dont il sera question dans cet article.

Eléments théoriques

Le rapport réflexif du sujet s'établit avec une forme particulière de trace (Galinon-Mélénec et Jeanneret, 2011) : le nombre, qui place au cœur du dispositif étudié la « technique métrologique » qui traduit les signes de certains phénomènes en d'autres signes faits quantités. Cette technique induit donc des médiations qui relient le métreur à ce qu'il tente paradoxalement d'objectiver. Situé entre les mesures d'audience classiques qui dénombrent des clients à des fins économiques (Méadel, 1998 ; Bourdon, 1998 ; Denis, 2008) et la quantification de soi, « le quantified self », véritable herméneutique du chiffre destinée au gouvernement de sa propre vie (Granjon, Nikolski et Pharabod, 2012 ; Licoppe, 2014), les techniques de « dénombrement des siens » et leur mise en textes publics tiennent une place singulière. Dans notre corpus, le « dénombrement des siens » opéré par les joueurs relativise le message économique jusque-là univoque d'un « dénombrement des clients » diffusé par les publicités de l'entreprise. Ce faisant, ces pratiques documentaires de joueurs qui affichent un désaccord consolident une communauté épistémique autour d'une signification partagée sous forme de nombre. Cette identité collective se nourrit des discours qui construisent progressivement un accord sur des « dénombrements de joueurs acceptables ». Un accord sur les chiffres qui garantit potentiellement aux joueurs critiques des dénombrements publicitaires une certaine puissance d'agir (Proulx, 2012), dont l'objet reste à définir.

La mise à disposition des informations utiles au décompte des joueurs s'avère pourtant faussée, si bien que ces « textes de réseau » (Souchier, Jeanneret et Le Marec, 2003) dissimulent un simulacre démocratique. Ce dispositif d'intéressement de joueurs à la critique (Boltanski, 2009) devient paradoxalement une manière de leur « faire servir » un pouvoir souverain (Pène, 2005), ne serait-ce qu'en le cantonnant au domaine de menaces peu sérieuses. Nous n'adopterons pas pour autant une optique de « surdétermination fonctionnelle » totale. Les joueurs ne sont pas complètement à la merci des stratégies d'entreprise. Nous montrerons que persiste une part d'indétermination propre au caractère émergent du concept de dispositif (Bonaccorsi et Julliard, 2010) qu'illustre en premier lieu l'activation des « techniques métrologiques » que nous étudions.

Problématique, méthodologie et plan

Les mesures alternatives du « nombre de joueurs » sont d'une indépendance toute relative vis-à-vis d'Ankama. En effet, comme cet article le montrera, ces mesures reposent toujours sur des indicateurs qu'Ankama laisse, soit fuiter dans les médias, soit affiche sur son propre site web après en avoir adapté les métriques à d'autres fins, par exemple le classement des meilleurs joueurs. Plusieurs chiffres dénombrant les joueurs de Dofus circulent également sur Internet, mais l'opacité de leurs conditions de production accroît la variété des interprétations.

Cet article analyse le dispositif qui permet à Ankama d'exercer un contrôle informationnel sur le décompte alternatif du « nombre de joueurs ». Comment ce contrôle se traduit-il dans les discussions des joueurs les plus critiques des décomptes publicitaires ? C'est ce que nous chercherons à comprendre en étudiant les médiations qui canalisent les signifiants vers des « hybrides », composés de textes produits et échangés grâce à plusieurs outils de communication numériques, notamment des forums, des bases de données et des sites internet. C'est ce « complexe » technique qui circonscrit notre objet de recherche (Davallon, 2004), dans le but de mettre en lumière les effets inattendus d'un tel ordonnancement des savoirs et des pouvoirs (Jeanneret et Ollivier, 2004). Au terme de cette description empirique, nous tâcherons de répondre à une autre question : pourquoi ces joueurs se regroupent autour d'un discours critique commun, alors qu'il est basé sur des informations qu'ils jugent pourtant eux-mêmes incertaines et invérifiables ?

Pour ce faire, nous observerons les conséquences de ce contrôle des sources des dénombrements de joueurs en réalisant une analyse de deux forums, le forum officiel de Dofus et le forum indépendant « jeuxonline.info ». Un total de 1875 billets traitant de la thématique du dénombrement des joueurs y ont été recensés. Lorsque ces billets s'appuient sur des citations de chiffres issus de sources externes, une cartographie des citations a été réalisée avec les logiciels Navicrawler et Gephi. Nous avons également recalculé les « nombres de joueurs » en suivant la démarche indiquée sur les forums.

Lors de ces opérations de dénombrement, des contraintes s'imposent par l'intermédiaire du dispositif qu'Ankama met à disposition des joueurs. Le résultat est toujours d'accroître l'incertitude sur l'origine et la signification des chiffres mis à disposition des joueurs, mais simultanément les joueurs qui produisent un discours critique énoncent ce qui est incertain en formulant des hypothèses qui relient les chiffres qu'ils veulent comprendre avec le jeu qu'ils connaissent.

Dans une première partie, nous analyserons la distribution des chiffres de dénombrement directement accessibles sur internet, au travers cartographie de liens hypertextuels. Cette carte représente les renvois qu'effectuent les contributeurs des forums pour tenter de justifier une part de leurs critiques des dénombrements publicitaires. Dans une deuxième partie, nous nous pencherons sur les « techniques métrologiques » productrices de dénombrements, afin d'en montrer les biais introduits délibérément par Ankama et les usages effectifs des joueurs.


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